Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

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Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile

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car elle est due au caractère obligatoire, au prestige spécial dont sont investies les croyances et les pratiques collectives par cela seul qu'elles sont collectives. Par conséquent, dans la mesure où l'on pourrait admettre que le suicide se répand par l'une ou l'autre de ces voies, c'est de causes sociales et non de conditions individuelles qu'il se trouverait dépendre.

      Les termes du problème étant ainsi définis, examinons les faits.

      II

      Il n'est pas douteux que l'idée du suicide ne se communique contagieusement. Nous avons déjà parlé de ce couloir où quinze invalides vinrent successivement se pendre et de cette fameuse guérite du camp de Boulogne qui fut, en peu de temps, le théâtre de plusieurs suicides. Des faits de ce genre ont été très fréquemment observés dans l'armée: dans le 4e chasseurs à Provins en 1862, dans le 15e de ligne en 1864, au 41e d'abord à Montpellier, puis à Nîmes, en 1868, etc. En 1813, dans le petit village de Saint-Pierre-Monjau, une femme se pend à un arbre, plusieurs autres viennent s'y pendre à courte distance. Pinel raconte qu'un prêtre se pendit dans le voisinage d'Etampes; quelques jours après, deux autres se tuaient et plusieurs laïques les imitaient[112]. Quand Lord Castlereagh se jeta dans le Vésuve, plusieurs de ses compagnons suivirent son exemple. L'arbre de Timon le Misanthrope est resté historique. La fréquence de ces cas de contagion dans les établissements de détention est également affirmée par de nombreux observateurs[113].

      Toutefois, il est d'usage de rapporter à ce sujet et d'attribuer à l'imitation un certain nombre de faits qui nous paraissent avoir une autre origine. C'est le cas notamment de ce qu'on a parfois appelé les suicides obsidionaux. Dans son Histoire de la guerre des Juifs contre les Romains[114], Josèphe raconte que, pendant l'assaut de Jérusalem, un certain nombre d'assiégés se tuèrent de leurs propres mains. En particulier, quarante Juifs, réfugiés dans un souterrain, décidèrent de se donner la mort et ils s'entretuèrent. Les Xanthiens, rapporte Montaigne, assiégés par Brutus «se précipitèrent pêle-mêle, hommes, femmes et enfants à un si furieux appétit de mourir, qu'on ne faict rien pour fuir la mort que ceuls-ci ne fassent pour fuir la vie: de manière qu'à peine Brutus peut en sauver un bien petit nombre[115]». Il ne semble pas que ces suicides en masse aient pour origine un ou deux cas individuels dont ils ne seraient que la répétition. Ils paraissent résulter d'une résolution collective, d'un véritable consensus social plutôt que d'une simple propagation contagieuse. L'idée ne naît pas chez un sujet en particulier pour se répandre de là chez les autres; mais elle est élaborée par l'ensemble du groupe qui, placé tout entier dans une situation désespérée, se dévoue collectivement à la mort. Les choses ne se passent pas autrement toutes les fois qu'un corps social, quel qu'il soit, réagit en commun sous l'action d'une même circonstance. L'entente ne change pas de nature parce qu'elle s'établit dans un élan de passion: elle ne serait pas essentiellement autre, si elle était plus méthodique et plus réfléchie. Il y a donc impropriété à parler d'imitation.

      Nous pourrions en dire autant de plusieurs autres faits du même genre. Tel celui que rapporte Esquirol: «Les historiens, dit-il, assurent que les Péruviens et les Mexicains, désespérés de la, destruction de leur culte… se tuèrent en si grand nombre qu'il en périt plus de leurs propres mains que par le fer et le feu de leurs barbares conquérants». Plus généralement, pour pouvoir incriminer l'imitation, il ne suffit pas de constater que des suicides assez nombreux se produisent au même moment dans un même lieu. Car ils peuvent être dus à un état général du milieu social, d'où résulte une disposition collective du groupe qui se traduit sous forme de suicides multiples. En définitive, il y aurait peut-être intérêt, pour préciser la terminologie, à distinguer les épidémies morales des contagions morales; ces deux mots qui sont indifféremment employés l'un pour l'autre désignent en réalité deux sortes de choses très différentes. L'épidémie est un fait social, produit de causes sociales; la contagion ne consiste jamais qu'en ricochets, plus ou moins répétés, de faits individuels[116].

      Cette distinction, une fois admise, aurait certainement pour effet de diminuer la liste des suicides imputables à l'imitation; néanmoins, il est incontestable qu'ils sont très nombreux. Il n'y a peut-être pas de phénomène qui soit plus facilement contagieux. L'impulsion homicide elle-même n'a pas autant d'aptitude à se répandre. Les cas où elle se propage automatiquement sont moins fréquents et, surtout, le rôle de l'imitation y est, en général, moins prépondérant; on dirait que, contrairement à l'opinion commune, l'instinct de conservation est moins fortement enraciné dans les consciences que les sentiments fondamentaux de la moralité, puisqu'il résiste moins bien à l'action des mêmes causes. Mais, ces faits reconnus, la question que nous nous sommes posée au début de ce chapitre reste entière. De ce que le suicide peut se communiquer d'individu à individu, il ne suit pas a priori que cette contagiosité produise des effets sociaux, c'est-à-dire affecte le taux social des suicides, seul phénomène que nous étudions. Si incontestable qu'elle soit, il peut très bien se faire qu'elle n'ait que des conséquences individuelles et sporadiques. Les observations qui précèdent ne résolvent donc pas le problème; mais elles en montrent mieux la portée. Si, en effet, l'imitation est, comme on l'a dit, une source originale et particulièrement féconde de phénomènes sociaux, c'est surtout à propos du suicide qu'elle doit témoigner de son pouvoir, puisqu'il n'est pas de fait sur lequel elle ait plus d'empire. Ainsi, le suicide va nous offrir un moyen de vérifier par une expérience décisive la réalité de cette vertu merveilleuse que l'on prête à l'imitation.

      III

      Si cette influence existe, c'est surtout dans la répartition géographique des suicides qu'elle doit être sensible. On doit voir, dans certains cas, le taux caractéristique d'un pays ou d'une localité se communiquer pour ainsi dire aux localités voisines. C'est donc la carte qu'il faut consulter. Mais il faut l'interroger avec méthode.

      Certains auteurs ont cru pouvoir faire intervenir l'imitation toutes les fois que deux ou plusieurs départements limitrophes manifestent pour le suicide un penchant de même intensité. Cependant, cette diffusion à l'intérieur d'une même région peut très bien tenir à ce que certaines causes, favorables au développement du suicide, y sont, elles aussi, également répandues, à ce que le milieu social y est partout le même. Pour pouvoir être assuré qu'une tendance ou une idée se répand par imitation, il faut qu'on la voie sortir des milieux où elle est née pour en envahir d'autres qui, par eux-mêmes, n'étaient pas de nature à la susciter. Car, ainsi que nous l'avons montré, il n'y a propagation imitative que dans la mesure où le fait imité et lui seul, sans le concours d'autres facteurs, détermine automatiquement les faits qui le reproduisent. Il faut donc, pour déterminer la part de l'imitation dans le phénomène qui nous occupe, un critère moins simple que celui dont on s'est si souvent contenté.

      Avant tout, il ne saurait y avoir imitation s'il n'existe un modèle à imiter; il n'y a pas de contagion sans un foyer d'où elle émane et où elle a, par suite, son maximum d'intensité. De même, on ne sera fondé à admettre que le penchant au suicide se communique d'une partie à l'autre de la société que si l'observation révèle l'existence de certains centres de rayonnement. Mais à quels signes les reconnaîtra-t-on?

      D'abord, ils doivent se distinguer de tous les points environnants par une plus grande aptitude au suicide; on doit les voir se détacher sur la carte par une teinte plus prononcée que les contrées ambiantes. En effet, comme, naturellement, l'imitation y agit aussi, en même temps que les causes vraiment productrices du suicide, les cas ne peuvent manquer d'y être plus nombreux. En second lieu, pour que ces centres puissent jouer le rôle qu'on leur prête et, par conséquent, pour qu'on soit en droit de rapporter à leur influence les faits qui se produisent autour d'eux, il faut que chacun d'eux soit en quelque sorte le point de mire des pays voisins. Il est clair qu'il ne peut être imité s'il n'est en vue. Si les regards sont ailleurs, les suicides auront beau y être nombreux, ils seront comme s'ils n'étaient pas parce qu'ils seront ignorés; par suite, ils ne se reproduiront pas. Or, les populations ne peuvent avoir les yeux ainsi fixés que sur un point

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