Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

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Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile

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stationnement du suicide y est-il plus marqué et de plus de durée. Les données de la statistique prussienne, que nous avons rapportées un peu plus haut, pourraient fournir l'occasion de remarques analogues[97].

      D'autre part, Guerry, ayant déterminé pour 6.587 cas le jour de la semaine où ils avaient été commis, a obtenu l'échelle que nous reproduisons au Tableau XV (V. ci-dessous). Il en ressort que le suicide diminue à la fin de la semaine à partir du vendredi. Or, on sait que les préjugés relatifs au vendredi ont pour effet de ralentir la vie publique. La circulation sur les chemins

      TABLEAU XV

      de fer est, ce jour, beaucoup moins active que les autres. On hésite à nouer des relations et à entreprendre des affaires en cette journée de mauvais augure. Le samedi, dès l'après-midi, un commencement de détente commence à se produire; dans certains pays, le chômage est assez étendu; peut-être aussi la perspective du lendemain exerce-t-elle par avance une influence calmante sur les esprits. Enfin, le dimanche, l'activité économique cesse complètement. Si des manifestations d'un autre genre ne remplaçaient alors celles qui disparaissent, si les lieux de plaisir ne se remplissaient au moment où les ateliers, les bureaux et les magasins se vident, on peut penser que l'abaissement du suicide, le dimanche, serait encore plus accentué. On remarquera que ce même jour est celui où la part relative de la femme est le plus élevée; or c'est aussi en ce jour qu'elle sort le plus de cet intérieur où elle est comme retirée le reste de la semaine et qu'elle vient se mêler un peu à la vie commune[98].

      Tout concourt donc à prouver que si le jour est le moment de la journée qui favorise le plus le suicide, c'est que c'est aussi celui où la vie sociale est dans toute son effervescence. Mais alors nous tenons une raison qui nous explique comment le nombre des suicides s'élève à mesure que le soleil reste plus longtemps au-dessus de l'horizon. C'est que le seul allongement des jours ouvre, en quelque sorte, une carrière plus vaste à la vie collective. Le temps du repos commence pour elle plus tard et finit plus tôt. Elle a plus d'espace pour se développer. Il est donc nécessaire que les effets qu'elle implique se développent au même moment et, puisque le suicide est l'un d'eux, qu'il s'accroisse.

      Mais cette première cause n'est pas la seule. Si l'activité publique est plus intense en été qu'au printemps et au printemps qu'en automne et qu'en hiver, ce n'est pas seulement parce que le cadre extérieur, dans lequel elle se déroule, s'élargit à mesure qu'on avance dans l'année; c'est qu'elle est directement excitée pour d'autres raisons.

      L'hiver est pour la campagne une époque de repos qui va jusqu'à la stagnation. Toute la vie est comme arrêtée; les relations sont rares et à cause de l'état de l'atmosphère et parce que le ralentissement des affaires leur enlève leur raison d'être. Les habitants sont plongés dans un véritable sommeil. Mais, dès le printemps, tout commence à se réveiller: les occupations reprennent, les rapports se nouent, les échanges se multiplient, il se produit de véritables mouvements de population pour satisfaire aux besoins du travail agricole. Or, ces conditions particulières de la vie rurale ne peuvent manquer d'avoir une grande influence sur la distribution mensuelle des suicides, puisque la campagne fournit plus de la moitié du chiffre total des morts volontaires; en France, de 1873 à 1878, elle avait à son compte 18.470 cas sur un ensemble de 36.365. Il est donc naturel qu'ils deviennent plus nombreux à mesure qu'on s'éloigne de la mauvaise saison. Ils atteignent leur maximum en juin ou en juillet, c'est-à-dire à l'époque où la campagne est en pleine activité. En août, tout commence à s'apaiser, les suicides diminuent. La diminution n'est rapide qu'à partir d'octobre et surtout de novembre; c'est peut-être parce que plusieurs récoltes n'ont lieu qu'en automne.

      Les mêmes causes agissent, d'ailleurs, quoiqu'à un moindre degré, sur l'ensemble du territoire. La vie urbaine est, elle aussi, plus active pendant la belle saison. Parce-que les communications sont alors plus faciles, on se déplace plus volontiers et les rapports intersociaux deviennent plus nombreux. Voici, en effet, comment se répartissent par saisons les recettes de nos grandes lignes, pour la grande vitesse seulement (année 1887)[99]:

      Le mouvement intérieur de chaque ville passe par les mêmes phases. Pendant cette même année 1887, le nombre des voyageurs transportés d'un point de Paris à l'autre a crû régulièrement de janvier (655.791 voyageurs) à juin (848.831) pour décroître à partir de cette époque jusqu'en décembre (659.960) avec la même continuité[100].

      Une dernière expérience va confirmer cette interprétation des faits. Si, pour les raisons qui viennent d'être indiquées, la vie urbaine doit être plus intense en été et au printemps que dans le reste de l'année, cependant, l'écart entre les différentes saisons y doit être moins marqué que dans les campagnes. Car les affaires commerciales et industrielles, les travaux artistiques et scientifiques, les rapports mondains ne sont pas suspendus en hiver au même degré que l'exploitation agricole. Les occupations des citadins peuvent se poursuivre à peu près également toute l'année. La plus ou moins longue durée des jours doit avoir surtout peu d'influence dans les grands centres, parce que l'éclairage artificiel y restreint plus qu'ailleurs la période d'obscurité. Si donc les variations mensuelles ou saisonnières du suicide dépendent de l'inégale intensité de la vie collective, elles doivent être moins prononcées dans les grandes villes que dans l'ensemble du pays. Or les faits sont rigoureusement conformes à notre déduction. Le tableau XVI (V. ci-dessous) montre, en effet, que si en France, en Prusse, en Autriche, en Danemark il y a entre le minimum et le maximum un accroissement de 52, 45, et même 68 %, à Paris, à Berlin, à Hambourg, etc., cet écart est en moyenne de 20 à 25 % et descend même jusqu'à 12 % (Francfort).

      On voit de plus que, dans les grandes villes, contrairement à ce qui se passe dans le reste de la société, c'est généralement au printemps qu'a lieu le maximum. Alors même que le printemps est dépassé par l'été (Paris et Francfort), l'avance de cette dernière saison est légère. C'est que, dans les centres importants, il se produit pendant la belle saison un véritable exode des principaux agents de la vie publique qui, par suite, manifeste une légère tendance au ralentissement[101].

      Tableau XVI

       Variations saisonnières du suicide dans quelques grandes villes comparées à celles du pays tout entier.

      En résumé, nous avons commencé par établir que l'action directe des facteurs cosmiques ne pouvait expliquer les variations mensuelles ou saisonnières du suicide. Nous voyons maintenant de quelle nature en sont les causes véritables, dans quelle direction elles doivent être cherchées et ce résultat positif confirme les conclusions de notre examen critique. Si les morts volontaires deviennent plus nombreuses de janvier à juillet, ce n'est pas parce que la chaleur exerce une influence perturbatrice sur les organismes, c'est parce que la vie sociale est plus intense. Sans doute, si elle acquiert cette intensité, c'est que la position du soleil sur l'écliptique, l'état de l'atmosphère, etc., lui permettent de se développer plus à l'aise que pendant l'hiver. Mais ce n'est pas le milieu physique qui la stimule directement; surtout ce n'est pas lui qui affecte la marche des suicides. Celle-ci dépend de conditions sociales.

      Il est vrai que nous ignorons encore comment la vie collective peut avoir cette action. Mais on comprend dès à présent que, si elle renferme les causes qui font varier le taux des suicides, celui-ci doit croître ou décroître selon qu'elle est plus ou moins active. Quant à déterminer plus précisément quelles sont ces causes, ce sera l'objet du livre prochain.

      CHAPITRE IV

      L'imitation[102].

      Mais, avant de rechercher les causes sociales du suicide, il est un dernier facteur psychologique dont

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