Le magasin d'antiquités, Tome II. Чарльз Диккенс
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Pendant qu'elle s'abandonnait ainsi à ses pensées, il arriva qu'elle rencontrât le regard de l'homme qui était sur le pont. Chez celui-ci, la phase sentimentale de l'ivresse avait succédé à la phase de violence; aussi notre homme, ôtant de sa bouche une courte pipe soigneusement recouverte de ficelle pour la garantir de tout accident, pria-t-il Nelly de vouloir bien le gratifier d'une chanson.
«Vous possédez, dit ce gentleman, une très-jolie voix, un oeil très-doux et une excellente mémoire. Quant à la voix et à l'oeil, c'est évident; pour la mémoire, c'est une idée que j'ai. Je ne me trompe jamais. Permettez-moi de vous entendre à l'instant même.
– Je ne crois pas savoir une seule chanson, monsieur, répondit Nell.
– Vous en savez quarante-sept, dit l'homme avec un aplomb qui ne permettait pas de réplique. Oui, quarante-sept ni plus ni moins. Faites-m'en entendre une, la meilleure. Allons, une chanson à l'instant.»
Craignant les conséquences d'un refus, qui irriterait son ami, et tremblante à cette idée, la pauvre Nell lui dit une chansonnette qu'elle avait apprise dans un temps plus heureux. L'homme en fut tellement charmé, qu'à la fin de la chansonnette il demanda de la même façon péremptoire la faveur d'en entendre une autre, qu'il voulut bien accompagner en choeur d'un hurlement sans paroles et sans mesure, mais dans lequel et mesure et paroles étaient largement compensées par une prodigieuse énergie. Le bruit de cet intermède musical éveilla l'autre homme qui, venant sur le pont et secouant la main de son adversaire, jura que le chant était sa passion, sa joie, sa plus grande jouissance, et qu'il n'aimait rien tant que ce délassement. Un nouvel appel, plus impérieux encore que les deux autres, obligea Nelly d'obéir, et en même temps le choeur fut exécuté, non-seulement par les deux mariniers, mais aussi par le troisième compagnon, monté sur son cheval de halage. Ce dernier, à qui sa position ne permettait guère de participer directement aux plaisirs de la nuit, hurlait à l'unisson de ses compagnons et estropiait l'air. C'est ainsi, presque sans relâche et en répétant successivement les mêmes chansons, que l'enfant, épuisée et hors d'haleine, réussit à les tenir de bonne humeur toute la nuit; et plus d'un habitant de la campagne, tiré de son plus profond sommeil par le choeur discordant que lui apportait le vent, s'enfonça la tête sous ses couvertures, tout tremblant d'un tel tintamarre.
Enfin, le matin parut. Il ne fit pas plutôt clair, qu'une forte pluie commença à tomber. Comme Nelly ne pouvait supporter l'odeur malsaine de la cabine, les mariniers, pour la récompenser de ses chants, la couvrirent avec quelques morceaux de toile à voile et des bouts de prélart, ce qui suffit pour la tenir à peu près à sec et abriter même le grand-père. À mesure que le jour avançait, la pluie redoublait de violence. Vers midi, elle prit un caractère d'intensité qui ne permettait pas d'espérer qu'elle pût cesser ou diminuer de toute la journée.
Peu à peu le bateau approchait du lieu de sa destination. L'eau devenait plus profonde et plus trouble; d'autres bateaux venant de la ville se rencontraient souvent avec nos voyageurs. Les chemins couverts de cendre de charbon et les baraques de brique éclatante indiquaient le voisinage d'une grande ville manufacturière; il était facile de voir qu'on était déjà dans les faubourgs, à en juger par les rues et les maisons semées çà et là, et par la fumée qui s'échappait des fourneaux lointains. Puis les toits amoncelés, les masses de bâtiments tremblant sous l'effort laborieux des machines, dont les craquements retentissaient à l'intérieur avec un grand bruit; les hautes cheminées vomissant une noire vapeur qui se condensait en un épais nuage suspendu au-dessus des maisons et remplissant l'air d'obscurité; le cliquetis des marteaux tombant sur le fer; le tumulte des rues et le bruit de mille gens affairés augmentant par degrés jusqu'au moment où tous les sons, tous les bruits, toutes les clameurs se confondirent sans qu'il fût possible de distinguer rien de particulier dans cet ensemble, tels étaient les signes certains qui annonçaient la fin du voyage.
Le bateau fut amarré dans la partie du port à laquelle il était destiné. Les mariniers étaient fort occupés. L'enfant et son grand-père, après avoir inutilement attendu pour les remercier ou pour leur demander quelques renseignements sur le chemin à prendre, allèrent par une ruelle sombre jusqu'à une rue pleine de monde; là ils restèrent au milieu du bruit et de l'agitation sous des flots de pluie, aussi étranges dans leur attitude, aussi étourdis, aussi embarrassés que s'ils eussent vécu cent ans auparavant et que, tirés du sein des morts, ils eussent été amenés là par un miracle de résurrection.
CHAPITRE VII
La multitude se précipitait en deux courants opposés et continus, sans repos et sans fin. Tous les passants étaient absorbés par le souci de leurs affaires; rien ne les détournait de leurs préoccupations intéressées, ni le bruit des cabriolets et des charrettes chargées de ballots qui s'entre-choquaient, ni le piétinement des chevaux sur le pavé humide et gras, ni le clapotement de la pluie qui fouettait les vitres et les parapluies, ni les coups de coude des piétons les plus impatients; en résumé, c'était le fracas et le tumulte d'une rue populeuse au moment du flux des affaires. Pendant ce temps, les deux pauvres étrangers, étourdis, éblouis par ce mouvement qu'ils apercevaient, sans y prendre part, le contemplaient avec tristesse. Ils trouvaient au milieu de la foule, une solitude d'une tristesse incomparable, semblables au marin naufragé qui, ballotté çà et là sur les vagues de l'immense océan, se sent les yeux rougis et aveuglés par la vue de l'eau qui l'environne de tous côtés, sans avoir une seule goutte pour rafraîchir sa langue brûlante.
Ils se retirèrent sous une porte basse et cintrée afin de s'y abriter contre la pluie, et, de là, se mirent à examiner la physionomie des passants, pour voir s'ils ne trouveraient pas sur quelque visage un rayon d'encouragement ou d'espérance. Les uns étaient refrognés, les autres souriants; d'autres se parlaient à eux-mêmes; d'autres faisaient des gestes saccadés comme s'ils devançaient la conversation qu'ils allaient bientôt engager; d'autres avaient le regard brillant de l'avidité du gain et de la fièvre des projets; d'autres paraissaient pleins d'anxiété et d'ardeur; d'autres allaient lentement et tristement; dans le maintien de ceux-là était écrit le mot: «Gain;» dans le maintien de ceux-ci le mot: «Perte.» Il suffisait, pour pénétrer le secret de tous ces hommes affairés, de se tenir debout et de s'arrêter à examiner leur visage à mesure qu'ils passaient. Dans les endroits dévolus aux affaires, là où chaque homme a son but, et sait que tous les autres ont aussi le leur, son caractère et ses projets sont écrits ouvertement sur sa figure. Dans les promenades publiques d'une ville, dans les centres d'élégante flânerie, on va pour voir et être vu; et là, sauf très-peu d'exceptions, une expression uniforme se répète sur tous les visages: mais celui des gens qui sont livrés à un travail quotidien est bien plus transparent et laisse bien mieux lire la vérité sur leurs traits.
Plongée dans cette espèce de rêverie, qu'une pareille solitude est bien propre à éveiller, l'enfant continua de tenir sur la foule qui passait ses yeux fixés avec un intérêt extraordinaire, qui lui faisait oublier un moment sa propre position. Mais en proie au froid, à la faim, trempée par la pluie, épuisée de fatigue, n'ayant pas une place pour y poser sa tête malade, bientôt elle reporta ses pensées vers le but dont elle s'était