Les Maîtres sonneurs. Жорж Санд
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– Qui? fit-il, en se moquant de mes esprits alourdis; nous avons rencontré plus de cinq cents mondes depuis ce matin.
– Cet âne et cette charrette?
– Ah bon! dit-il. Ma foi, je n'en sais rien, je n'ai pas songé à m'en enquérir. Ça doit être des Marchois ou des Champenois, car ça a un accent étranger; mais j'étais si occupé de voir si cette jument a un bon coup de collier, que je ne me suis point intéressé à autre chose. De vrai, elle tire bien et n'est point rétive à la peine; je crois qu'elle fera un bon service et que décidément je ne l'ai point surpayée.
Depuis ce temps-là (le voyage m'avait sans doute été bon), je pris le dessus et commençai à avoir goût au travail; mon père m'ayant donné le soin de la jument, et puis celui du jardin, enfin celui du pré, je trouvai, petit à petit, de l'agrément à bêcher, planter et récolter.
Mon père était veuf depuis longtemps et se montrait désireux de me mettre en jouissance de l'héritage que ma mère m'avait laissé. Il m'intéressait donc à tous nos petits profits et ne souhaitait rien tant que de me voir devenir bon cultivateur.
Il ne fut pas longtemps sans reconnaître que je mordais à belles dents dans ce pain-là, car si la jeunesse a besoin d'un grand courage pour se priver de plaisir au profit des autres, il ne lui en faut guère pour se ranger à ses propres intérêts, surtout quand ils sont mis en commun avec une bonne famille, bien honnête dans les partages et bien d'accord dans le travail.
Je restai bien un peu curieux de causette et d'amusement le dimanche; mais on ne me le reprochait point à la maison, parce que j'étais bon ouvrier tout à fait le long de la semaine; et, à ce métier-là, je pris belle santé et belle humeur, avec un peu plus de raison dans la tête que je n'en avais annoncé au commencement. J'oubliai les fumées d'amour, car rien ne rend si tranquille comme de suer sous la pioche, du lever au coucher du soleil; et quand vient la nuit, ceux qui ont eu affaire à la terre grasse et lourde de chez nous, qui est la plus rude maîtresse qu'il y ait, ne s'amusent pas tant à penser qu'à dormir pour recommencer le lendemain.
C'est de cette manière que j'attrapai tout doucement l'âge où il m'était permis de songer, non plus aux petites filles, mais aux grandes; et, de même qu'aux premiers éveils de mon goût, je retrouvai encore ma cousine Brulette plantée dans mon inclination avant toutes les autres.
Restée seule avec son grand-père, Brulette avait fait de son mieux pour devancer les années par sa raison et son courage. Mais il y a des enfants qui naissent avec le don ou le destin d'être toujours gâtés.
Le logement de la Mariton avait été loué à la mère Lamouche, de Vieilleville, qui n'était point à son aise et qui se dépêcha de servir les Brulet comme si elle eût été à leurs gages, espérant par là être écoutée quand elle remontrerait ne pouvoir payer les dix écus de sa locature. C'est ce qui arriva, et Brulette, se voyant aidée, devancée et flattée en toutes choses par cette voisine, prit le temps et l'aise de pousser en esprit et en beauté, sans se trop fouler l'âme ni le corps.
Deuxième veillée
La petite Brulette était donc devenue la belle Brulette, dont il était déjà grandement parlé dans le pays, pour ce que, de mémoire d'homme, on n'avait vu plus jolie fille, des yeux plus beaux, une plus fine taille, des cheveux d'un or plus doux avec une joue plus rose; la main comme un satin, et le pied mignon comme celui d'une demoiselle.
Tout ça vous dit assez que ma cousine ne travaillait pas beaucoup, ne sortait guère par les mauvais temps, avait soin de s'ombrager du soleil, ne lavait guère de lessives et ne faisait point œuvre de ses quatre membres pour la fatigue.
Vous croiriez peut-être qu'elle était paresseuse? Point. Elle faisait toutes choses dont elle ne se pouvait dispenser, tout à fait vite et tout à fait bien. Elle avait trop de raisonnement pour laisser perdre le bon ordre et la propreté dans son logis et pour ne point prévenir et soigner son grand-père comme elle le devait. D'ailleurs, elle aimait trop la braverie pour n'avoir pas toujours quelque ouvrage dans les mains: mais d'ouvrage fatigant, elle n'en avait jamais ouï parler. L'occasion n'y était point, et on ne saurait dire qu'il y eût de sa faute.
Il y a des familles où la peine vient toute seule avertir la jeunesse qu'il n'est pas tant question de s'amuser en ce bas monde, que de gagner son pain en compagnie de ses proches. Mais, dans le petit logis au père Brulet, il n'y avait que peu à faire pour joindre les deux bouts. Le vieux n'avait encore que la septantaine, et, bon ouvrier, très-adroit pour travailler la pierre (ce qui, vous le savez, est une grande science dans nos pays), fidèle à l'ouvrage et vivement requis d'un chacun, il gagnait joliment sa vie, et, grâce à ce qu'il était veuf et sans autre charge que sa petite-fille, il pouvait faire un peu d'épargne pour le cas où il serait arrêté par quelque maladie ou accident. Son bonheur voulut qu'il se maintînt en bonne santé, en sorte que, sans connaître la richesse, il ne connaissait point la gêne.
Mon père disait pourtant que notre cousine Brulette aimait trop la bienaiseté, voulant faire entendre par là qu'elle aurait peut-être à en rabattre quand viendrait l'heure de s'établir. Il convenait avec moi qu'elle était aussi aimable et gentille en son parler qu'en sa personne; mais il ne m'encourageait point du tout à faire brigue de mariage autour d'elle. Il la trouvait trop pauvre pour être si demoiselle, et répétait souvent qu'il fallait, en ménage, ou une fille très-riche, ou une fille très-courageuse. «J'aimerais autant l'une que l'autre à première vue, disait-il, et peut-être qu'à la seconde vue, je me déciderais pour le courage encore plus que pour l'argent. Mais Brulette n'a pas assez de l'un ni de l'autre pour tenter un homme sage.»
Je voyais bien que mon père avait raison; mais les beaux yeux et les douces paroles de ma cousine avaient encore plus raison que lui avec moi et avec tous les autres jeunes gens qui la recherchaient: car vous pensez bien que je n'étais pas le seul, et que, dès l'âge de quinze ans, elle se vit entourée de marjolets de ma sorte, qu'elle savait retenir et gouverner comme son esprit l'y avait portée de bonne heure. On peut dire qu'elle était née fière et connaissait son prix, avant que les compliments lui en eussent donné la mesure. Aussi aimait-elle la louange et la soumission de tout le monde. Elle ne souffrait point qu'on fût hardi avec elle, mais elle souffrait bien qu'on y fût craintif, et j'étais, comme bien d'autres, attaché à elle par une forte envie de lui plaire, en même temps que dépité de m'y trouver en trop grande compagnie.
Nous étions deux, pourtant, qui avions permission de lui parler d'un peu plus près, de lui donner du toi, et de la suivre jusqu'en sa maison quand elle revenait avec nous de la messe ou de la danse. C'était Joseph Picot et moi; mais nous n'en étions pas plus avancés pour ça, et peut-être que, sans nous le dire, nous nous en prenions l'un à l'autre.
Joseph était toujours à la métairie de l'Aulnières, à une demi-lieue de chez Brulet et moitié demi-lieue de chez moi.
Il avait passé laboureur, et sans être beau garçon, il pouvait le paraître aux yeux qui ne répugnent point aux figures tristes. Il avait la mine jaune et maigre, et ses cheveux bruns, qui lui tombaient à plat sur le front et au long des joues, le rendaient encore plus chétif dans son apparence. Il n'était cependant ni mal fait, ni malgracieux de son corps, et je trouvais, dans sa mâchoire sèchement coudée, quelque chose que j'ai toujours observé être contraire à la faiblesse. On le jugeait malade parce qu'il se mouvait lentement et n'avait aucune gaieté de jeunesse; mais, le voyant très-souvent, je savais qu'il était ainsi de sa nature et ne souffrait d'aucun mal.
C'était pourtant un ouvrier très-médiocre à la terre, pas très-soigneux aux bestiaux, et d'un caractère qui n'avait rien d'aimable.
Son gage était le plus bas qu'on puisse payer dans un domaine à un valet