Lucrezia Floriani. Жорж Санд
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– Et vous, lui avez-vous pardonné, à ce fils, digne de son père?
– Je ne devais pas lui pardonner, quoique, après tout, il fût dans son droit; il n'avait rien promis par écrit à ma fille; c'est elle qui eut tort de se fier à son amour, et quand il l'a quittée, ils avaient des dettes; elle avait fait de mauvaises affaires dans son entreprise de théâtre, au commencement… D'ailleurs, il est mort, et Dieu est son juge! Mais, pardon! Excellences, j'ai laissé mes filets au bord de l'eau, et s'il venait de l'orage, cette nuit, ils pourraient bien s'en aller. Il faut que je les retire. Ce sont encore de bons filets, et qui prennent du poisson. J'en fournis la table de ma fille, mais elle le paie, da! je ne donne rien pour rien! et je lui dis… «Mange, mange… fais manger tes enfants; heureusement pour eux, ils retrouveront ce poisson-là dans ma bourse!»
VI
– Quelle ignoble nature! dit Karol quand Menapace se fut éloigné.
– C'est la nature humaine dans sa nudité, répondit Salvator. C'est le vrai type de l'homme de peine. Prévoyance sans lumière, probité sans délicatesse, bon sens dépourvu d'idéal, cupidité honnête, mais laide et triste.
– C'est trop peu dire, reprit le prince. Il y a là une immoralité odieuse, et je ne comprends pas que la signora Floriani puisse vivre avec ce spectacle sous les yeux.
– Je présume que lorsqu'elle est venue le chercher, elle ne s'attendait pas à y trouver tant de vile prose. La noble femme, dans son souvenir poétique du vieux père et de la cabane de roseaux, aspirait sans doute à la vie champêtre, au retour de l'innocence patriarcale, à une touchante réconciliation avec ce vieillard qui l'avait maudite, et qu'elle ne nommait qu'en pleurant. Mais il y a peut-être plus de vertu encore à rester ici qu'à y être venue, et, sans doute, elle comprend, elle tolère et elle aime quand même.
– Comprendre et tolérer, cela n'est pas d'une âme délicate; à sa place, je comblerais bien ce vieil avare de bienfaits, mais je ne saurais vivre à ses côtés sans une mortelle souffrance; l'idée seule d'un tel malheur me révolte et me navre.
– Et où vois-tu donc tant de perversité? Cet homme ne comprend pas le luxe, et la libéralité qui vient avec l'aisance dans les bonnes âmes. Il est trop vieux pour sentir que posséder et donner vont ensemble. Il amasse ce qu'il reçoit de sa fille pour le conserver à ses petits-enfants.
– Elle a donc des enfants?
– Elle en avait deux, peut-être en a-t-elle davantage maintenant.
– Et son mari?.. dit Karol avec hésitation, ou est-il?
– Elle n'a jamais été mariée que je sache, répondit tranquillement Salvator.
Le prince garda le silence, et Salvator, devinant ce qu'il pensait, ne sut que dire pour l'en distraire. Certes, il n'y avait pas de bonnes excuses à donner pour ce fait.
– Ce qui explique une conduite abandonnée aux hasards de la vie, reprit Karol au bout d'un instant, c'est l'absence de notions honnêtes dans la première jeunesse. Pouvait-elle en recevoir d'un père qui n'a pas même le sentiment du point d'honneur, et qui, dans tous les désordres de sa fille, n'a vu que l'argent qu'elle gagnait et qu'elle dépensait?
– Tels sont les hommes vus de près, telle est la vie dépouillée de prestige! répondit philosophiquement Salvator. Quand la bonne Floriani me parlait de sa première faute, elle s'accusait seule, et ne se souvenait pas des travers, probablement insupportables, de son père, qui eussent pu cependant lui servir d'excuse. Quand elle parlait de lui, elle vantait, en la déplorant, l'obstination de son courroux. Elle l'attribuait à une vertu antique, à des préjugés respectables. Elle disait, je m'en souviens, que lorsqu'elle serait dégagée de tous les liens du siècle et de toutes les chaînes de l'amour, elle irait se jeter à ses pieds et se purifier auprès de lui. Eh bien! la pauvre pécheresse! elle aura trouvé un sauveur bien indigne d'un si beau repentir, et cette déception n'a pas dû être une des moindres de sa vie. Les grands cœurs voient toujours en beau. Ils sont condamnés à se tromper sans cesse.
– Les grands cœurs peuvent-ils résister à beaucoup d'expériences fâcheuses? dit Karol.
– Le plus ou moins de dommage qu'ils y reçoivent prouve leur plus ou moins de grandeur.
– La nature humaine est faible. Je crois donc que les âmes véritablement attachées aux principes ne devraient pas chercher le péril. Es-tu bien décidé, Salvator, à passer quelques jours ici?
– Je n'ai point parlé de cela; nous n'y resterons qu'une heure, si tu veux.
En cédant toujours, Salvator gouvernait Karol, du moins quant aux choses extérieures, car le prince était généreux et immolait ses répugnances par un principe de savoir-vivre qu'il portait jusque dans l'intimité la plus étroite.
– Je veux ne te contrarier en rien, répondit-il, et t'imposer une privation, te causer un regret me serait insupportable; mais promets-moi du moins, Salvator, de faire un effort sur toi-même pour ne pas devenir amoureux de cette femme?
– Je te le promets, répondit Albani en riant; mais autant en emportera le vent, si ma destinée est de devenir son amant après avoir été son ami.
– Tu invoques la destinée, reprit Karol, lorsqu'elle est entre tes mains! Ici ta conscience et ta volonté doivent seules te préserver.
– Tu parles des couleurs comme un aveugle, Karol. L'amour rompt tous les obstacles qu'on lui présente, comme la mer rompt ses digues. Je puis te jurer de ne pas rester ici plus d'une nuit, mais je ne puis être certain de n'y pas laisser mon cœur et ma pensée.
– Voilà donc pourquoi je me sens si faible et si abattu, ce soir! dit le prince. Oui, ami, j'en reviens toujours à cette terreur superstitieuse qui s'est emparée de moi lorsque j'ai jeté les yeux sur ce lac, même de loin! Quand nous sommes descendus dans le bateau qui vient de nous transporter ici, il m'a semblé que nous allions nous noyer, et tu sais pourtant que je n'ai pas la faiblesse de craindre les dangers physiques, que je n'ai pas de répugnance pour l'eau et que j'ai vogué tranquillement hier avec toi pendant tout le jour, et même par un bel orage, sur le lac de Côme. Eh bien! je me suis aventuré sur la surface tranquille de celui-ci avec la timidité d'une femme nerveuse. Je ne suis que rarement sujet à ces sortes de superstitions, je ne m'y abandonne pas, et la preuve que je sais y résister, c'est que je ne t'en ai rien dit; mais la même inquiétude vague d'un danger inconnu, d'un malheur imminent pour toi ou pour moi me poursuit jusqu'à cette heure. J'ai cru voir passer dans ces flots des fantômes bien connus, qui me faisaient signe de rétrograder. Les reflets d'or du couchant prenaient, dans le sillage de la barque, tantôt la forme de ma mère, tantôt les traits de Lucie. Les spectres de toutes mes affections perdues se plaçaient obstinément entre nous et ce rivage. Je ne me sens pas malade, je me méfie de mon imagination… et, pourtant, je ne suis pas tranquille; cela n'est pas naturel.
Salvator allait essayer de prouver que cette inquiétude était un phénomène tout nerveux, résultant de l'agitation du voyage, lorsqu'une voix forte et vibrante fit entendre ces mots derrière la chaumière: «Où est-il, où est-il, Biffi?»
Salvator fit un cri de joie, s'élança sur la terrasse, et Karol le vit recevoir dans ses bras une femme qui lui rendait avec effusion une embrassade toute