Lucrezia Floriani. Жорж Санд
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– Je te demande pardon, mon bon Salvator, dit-elle en riant, de t'avoir laissé faire antichambre dans le manoir de mes ancêtres; mais je suis exposée ici à la curiosité des oisifs, et, comme j'ai toujours quelque grand projet de travail en tête, je suis forcée de m'enfermer comme une nonne.
– Mais c'est qu'on dit que vous avez presque pris le voile et prononcé des vœux depuis quelque temps, dit Salvator en baisant à plusieurs reprises la main qu'elle lui abandonnait. Ce n'est qu'en tremblant que j'ai osé venir vous relancer dans votre ermitage.
– Bien, bien, reprit-elle, tu te moques de moi et de mes beaux projets. C'est parce que je ne veux pas recevoir de mauvais conseils que je me cache, et que j'ai fui tous mes amis. Mais puisque la fortune t'amène auprès de moi, je n'ai pas encore assez de vertu pour te renvoyer. Viens, et amène ton ami. J'aurai au moins le plaisir de vous offrir un gîte plus confortable que la locanda d'Iseo. – Est-ce que tu ne reconnais pas mon fils, que tu ne l'embrasses pas?
– Eh non! je n'osais pas le reconnaître, dit Salvator en se retournant vers un bel enfant de douze ans qui gambadait autour de lui avec un chien de chasse. Comme il a grandi, comme il est beau! Et il pressa dans ses bras l'enfant qui ne savait plus son nom. Et l'autre? ajouta Salvator, la petite fille?
– Vous la verrez tout à l'heure, ainsi que sa petite sœur et mon dernier garçon.
– Quatre enfants! s'écria Salvator.
– Oui, quatre beaux enfants, et tous avec moi, malgré ce qu'on peut en dire. Vous avez fait connaissance avec mon père pendant qu'on venait m'appeler? Vous voyez, c'est lui qui est mon gardien de ce côte. Personne n'entre sans sa permission. Bonsoir, père, pour la seconde fois. Venez-vous déjeuner demain avec nous?
– Je n'en sais rien, je n'en sais rien, dit le vieillard. Vous serez assez de monde sans moi.
La Floriani insista, mais son père ne s'engagea à rien, et il la tira à l'écart pour lui demander s'il lui fallait du poisson. Comme elle savait que c'était sa monomanie de lui vendre le produit de sa pêche, et même de le lui vendre cher, elle lui fit une belle commande et le laissa enchanté. Salvator les observait à la dérobée; il vit que la Floriani prenait très-philosophiquement son parti et même gaiement, de ces travers prosaïques.
La nuit était venue, et Karol, ni même son ami (à qui les traits de la Floriani étaient cependant assez connus), ne pouvaient bien distinguer son visage. Elle ne parut au prince ni majestueuse dans sa taille, ni élégante dans ses manières, comme on eût pu l'attendre d'une femme qui avait représenté si bien les grandes dames et les reines de théâtre. Elle était plutôt petite et un peu grasse. Sa voix avait beaucoup de sonorité, mais c'était une voix trop vibrante pour les oreilles du prince. Si une femme eût parlé ainsi dans un salon, tous les yeux se fussent portés sur elle, et c'eût été de fort mauvais goût.
Ils traversèrent le parc et le jardin avec Biffi, qui portait la valise, et ils pénétrèrent dans une grande salle d'un style simple et noble, soutenue par des colonnes doriques et revêtue de stuc blanc. Il y avait beaucoup de lumières et de fleurs aux quatre angles, d'où s'élançaient de brillants filets d'eau, amenés à peu de frais du lac voisin.
– Vous êtes étonnés peut-être de tant de clarté inutile, dit la Floriani en voyant l'agréable surprise que ce beau salon causait à Salvator: mais c'est la seule fantaisie que j'aie gardée du théâtre. Même dans la solitude, j'aime un local vaste et brillant de lumières. J'aime aussi la clarté des étoiles; mais un appartement sombre m'attriste.
La Floriani, à qui cette maison rappelait des souvenirs à la fois doux et cruels, y avait fait beaucoup de changements et d'embellissements. Elle n'y avait laissé intacts que la chambre habitée jadis par sa marraine, madame Ranieri, et un parterre réservé, où cette excellente femme cultivait des fleurs et lui avait enseigné à les aimer. La Ranieri avait tendrement aimé Lucrezia; elle avait fait son possible pour obtenir que le vieux procureur avare, dont elle avait le malheur d'être la femme et l'esclave, unît son fils à la jeune paysanne instruite. Mais elle avait échoué; toute cette famille avait disparu. La Floriani chérissait la mémoire des uns, pardonnait à celle des autres, et, après beaucoup d'émotion, elle s'était habituée à vivre là, sans trop se rappeler le passé. C'est parce qu'elle avait fait plusieurs améliorations de nécessité et de goût à cette résidence, d'ailleurs fort simple, que le vieux Menapace, qui ne concevait pas ses besoins d'élégance, d'harmonie et de propreté, l'accusait de s'y ruiner. L'aspect de ce salon plut aussi à Karol. Cette sorte de luxe italien qui s'attache à la satisfaction des yeux, à la beauté des lignes et à l'élégance monumentale plus qu'à la profusion, à la commodité et à la richesse des meubles, était précisément dans ses goûts et répondait à l'idée qu'il se faisait d'une existence à la fois fière et simple. Suivant son habitude de ne pas vouloir sonder trop avant l'âme d'autrui, et de regarder le cadre plutôt que d'étudier l'image, il chercha, dans les habitudes extérieures de la Floriani, de quoi se consoler de ce qu'il jugeait devoir être scandaleux et coupable dans ses mœurs intimes. Mais tandis qu'il admirait les murailles claires et brillantes, les fontaines limpides et les fleurs exotiques, Salvator avait une bien autre préoccupation. Il regardait la Floriani avec inquiétude et avec avidité. Il craignait de ne plus la trouver belle, et peut-être aussi, en songeant au serment qu'il avait fait de partir le lendemain, le désirait-il un peu.
Dès qu'il la vit suffisamment éclairée, il s'aperçut, en effet, d'une notable altération dans sa fraîcheur et dans sa beauté. Elle avait pris quelque embonpoint; le coloris délicat de ses joues avait fait place à une pâleur unie; ses yeux avaient perdu une partie de leur éclat, ses traits avaient changé d'expression; en un mot, elle était moins vivante, moins animée, quoiqu'elle parût plus active et mieux portante que jamais. Elle n'aimait plus: c'était une autre femme, et il fallait quelques instants pour refaire connaissance avec elle.
La Floriani avait alors trente ans: il y en avait quatre ou cinq que Salvator ne l'avait vue. Il l'avait laissée au milieu des émotions du travail, de la passion et de la gloire. Il la retrouvait mère de famille, campagnarde, génie retraité, étoile pâlie.
Elle s'aperçut vite de l'impression que ce changement faisait sur lui; car ils s'étaient pris par la main et se regardaient attentivement, elle, avec un sourire calme et radieux, lui, avec un sourire inquiet et mélancolique.
– Eh bien, lui dit-elle d'un ton de franchise et de résolution sans arrière-pensée, nous sommes changés tous les deux, n'est-ce pas? et nous avons quelque chose à corriger dans nos souvenirs? Ce changement est tout à ton avantage, cher comte. Tu as beaucoup gagné. Tu étais un aimable et intéressant jeune homme: te voilà jeune homme encore, mais homme fait; plus brun, plus fort, avec une belle barbe noire, des yeux superbes, une chevelure de lion, un air de puissance et de triomphe. Tu es dans le plus beau moment d'épanouissement de ta vie, et tu en jouis grandement, cela se voit dans ton regard plus assuré et plus brillant qu'il ne l'était autrefois. Tu t'étonnes d'être plus beau que moi aujourd'hui; tu te rappelles le temps où tu croyais que c'était le contraire. Il y a deux raisons à cela: c'est que tu es moins enthousiaste, et que je suis moins jeune. Je vais descendre la pente que tu n'as pas fini de gravir. Tu levais la tête pour me regarder, et, à présent, tu te courbes pour me chercher au-dessous de toi, sur le revers de la vie. Ne me plains pas pourtant! je crois que je suis plus heureuse dans mon nuage que tu ne l'es dans ton soleil.
VII
La Floriani avait dans la voix un charme particulier. C'était, à la vérité, une