Lucrezia Floriani. Жорж Санд
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– Vraiment oui, s'écria Salvator; vous l'avez peut-être connue autrefois ici, car je ne sache pas qu'elle soit revenue dans son pays depuis qu'elle l'a quitté toute jeune?
– Pardon, seigneurie. Elle est revenue il y a environ un an et elle y est à cette heure. Sa famille lui a tout pardonné, et ils vivent très-bien ensemble maintenant… Tenez, là-bas, sur l'autre rive du lac, vous pouvez voir d'ici la chaumière où elle a été élevée, et la jolie villa qu'elle a achetée tout à côté. Cela ne fait plus qu'une seule dépendance avec le parc et les prairies. Oh! c'est une bonne propriété, et elle l'a payée à beaux deniers comptants, au vieux Ranieri, vous savez… l'avare? le père de celui qui l'avait enlevée, de son premier amant?
– Vous en savez ou vous en supposez plus long que moi sur les aventures de sa jeunesse, répondit Salvator; moi je ne sais d'elle qu'une chose: c'est qu'elle est la femme la plus intelligente, la meilleure et la plus digne que j'ai rencontrée. Vive Dieu! elle est donc ici? Ah! la bonne nouvelle! Nous sommes sauvés, Karol; nous allons lui demander asile, et si tu veux être aimable pour moi, tu feras connaissance, de bonne grâce, avec ma chère Floriani. Mais on ne sait pas à Milan qu'elle habite ce pays-ci! On m'a dit que je la trouverais à Venise ou aux environs…
– Oh! elle vit comme cachée, dit l'hôte, c'est sa fantaisie du moment. Cependant, on la connaît bien ici, car elle fait du bien; elle est très-bonne, la signora!
– Eh vite, eh vite, une barque! s'écria Salvator, sautant de joie. Ah! l'agréable surprise! Et moi qui n'avais pas l'heureux pressentiment de la retrouver ici!
Ce mot fit tressaillir Karol. – Les pressentiments, dit-il, agissent sur nous à notre insu, et nous poussent où ils veulent.
Mais le pétulant Albani ne l'écoutait pas. Il s'agitait, il criait, il faisait approcher une barque, il y jetait une valise, il recommandait la voiture et les paquets à son domestique, qui devait rester à l'auberge d'Iseo, et il entraînait le jeune prince sur le plancher vacillant de la nacelle.
Il était si pressé d'arriver, et la vivacité de son caractère dominait si fort, en cet instant, la contrainte qu'il s'imposait souvent pour ne pas froisser la tristesse de son ami, qu'il prit un aviron et rama lui-même avec le batelier, chantant comme un oiseau, et menaçant, par le déchaînement de sa gaieté impétueuse, de faire chavirer le bateau.
IV
Ce ne fut qu'à la moitié du lac qu'il remarqua un redoublement de pâleur sur le visage de Karol. Il quitta le gouvernail, et s'asseyant auprès de lui: – Cher prince, lui dit-il, tu es mécontent de moi, je le crains! Tu n'aurais pas voulu faire cette nouvelle connaissance… mais que veux-tu? en voyage, il faut bien un peu déroger à ses habitudes. Je t'avais promis de ne pas te tourmenter à cet égard… J'ai tout oublié… j'étais si content!
– Je te pardonne tout, j'accepte tout, répondit le prince avec calme. L'amitié vit de sacrifices. Tu m'en as tant fait, que je t'en dois bien quelques-uns… Quoique pourtant… J'espérais que tu ne me mènerais jamais chez une femme de mauvaise vie!
– Tais-toi, tais-toi, s'écria Salvator en lui saisissant la main avec force; ne te sers pas de ces mots qui froissent et qui blessent! Si un autre que toi parlait d'elle ainsi…
– Pardonne-moi, reprit Karol; je ne songeais pas qu'elle était… qu'elle avait dû être ta maîtresse!
– Ma maîtresse, à moi! repartit Salvator avec vivacité; ah! je l'aurais bien voulu! mais elle en aimait un autre alors, et qui sait, d'ailleurs, si je lui aurais plu, quand même je l'aurais connue libre? Non, Karol, je n'ai pas été son amant; et, comme j'étais l'ami de celui qu'elle avait quand nous nous sommes connus (c'était un Foscari, un brave jeune homme!), comme je la savais loyale et fidèle, je n'ai jamais songé à la désirer. Oh! si elle vivait seule aujourd'hui, comme on me l'a dit à Milan… et si elle voulait m'aimer!.. Mais non! Tiens, ne fronce pas le sourcil: je ne crois pas qu'il m'arrive de m'enflammer pour elle. Il y a bien longtemps que je ne l'ai vue. Elle n'est peut-être plus belle… Et d'ailleurs mon cœur et mes sens avaient pris l'habitude d'être calmes auprès d'elle. Mon imagination aurait un grand effort à faire pour passer de l'estime et du respect… Pourtant je ne suis pas hypocrite, je n'en voudrais pas jurer!.. Quand l'amitié est immense, d'un homme à une femme… Mais probablement si elle vit seule, elle aime un absent. Il est impossible que cette généreuse créature vive sans amour; et, alors, je n'aurai pas une mauvaise pensée auprès d'elle. Je ne voudrais pour rien au monde perdre son amitié!..
– D'après toutes ces tergiversations, dit le prince avec un sourire mélancolique, je vois que je risque de te perdre, et que mon pressentiment de malheur pourrait bien n'être pas un rêve.
– Ton pressentiment! ah! tu y reviens! je l'avais oublié. Eh bien! s'il t'annonce que je vais m'arrêter chez une enchanteresse et que je te laisserai partir seul, il ment avec impudence. Non, non, Karol, ta santé, ton désir, notre voyage avant tout! Si ton pressentiment avait une figure, je lui donnerais un soufflet!
Les deux amis s'entretinrent encore quelques instants de la Floriani. Le prince, venant en Italie pour la première fois, ne l'avait jamais vue, et ne connaissait d'elle que la renommée de son talent et l'éclat de ses aventures. Salvator parlait d'elle avec enthousiasme; mais comme il ne faut pas toujours s'en rapporter aux amis, nous dirons nous-même au lecteur ce qu'il doit savoir, pour le moment, de notre héroïne.
Lucrezia Floriani était une actrice d'un talent pur, élevé, suffisamment tragique, toujours émouvant et sympathique quand elle jouait un rôle bien fait, exquis, admirable, dans tous les détails de pantomime, créations ingénieuses à l'aide desquelles l'acteur fait souvent valoir le vrai poëte, et trouve grâce pour le faux. Elle avait eu de grands succès, non-seulement comme actrice, mais encore comme auteur; car elle avait porté la passion de son art jusqu'à oser faire des pièces de théâtre; d'abord en collaboration avec quelques amis lettrés, et enfin seule et sous sa propre inspiration. Ses pièces avaient réussi, non qu'elles fussent des chefs-d'œuvre, mais parce qu'elles étaient simples, d'un sentiment vrai, bien dialoguées, et qu'elle les jouait elle-même. Elle ne s'était jamais fait nommer après les représentations; mais son secret, pour le coup, était celui de la comédie, et le public la nommait lui-même au milieu des couronnes et des applaudissements qu'il lui prodiguait.
A cette époque, et dans ce pays-là, la critique des journaux n'avait pas un grand développement. La Floriani avait beaucoup d'amis, on était indulgent pour elle. Le parterre des villes d'Italie lui décernait de bruyantes ovations de famille. On l'aimait; et s'il est probable que sa gloire d'auteur lui ait été très-bénévolement accordée, il est certain du moins que, par son caractère, elle méritait cette indulgence et cette affection. Il n'y eut jamais de personne plus désintéressée, plus sincère, plus modeste et plus libérale. Je ne sais plus si c'est à Vérone ou à Pavie qu'elle eut la direction d'un théâtre et forma une troupe. Elle se fit estimer de tous ceux qui traitèrent avec elle, adorer de ceux qui eurent besoin de son assistance, et le public l'en récompensa. Elle fit là d'assez bonnes affaires, et dès qu'elle se vit en possession d'une aisance assurée, elle quitta le théâtre, quoique dans tout l'éclat de son talent et de ses charmes. Elle vécut quelques années à Milan, dans un monde d'artistes et de littérateurs. Sa maison était agréable, et sa conduite tellement honorable et digne (ce qui ne veut pas dire qu'elle fût très-régulière), que des femmes du monde la fréquentèrent avec sympathie et même avec un certain sentiment de déférence.
Mais tout à coup elle quitta le monde et la ville, et se retira au bord du lac d'Iseo, où nous la retrouvons maintenant.
Au fond des