Le Piccinino. Жорж Санд
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Читать онлайн книгу Le Piccinino - Жорж Санд страница 16
– Ah! mon père, chacune de vos paroles me perce le cœur. Nos petites dettes! c'est moi qui les ai contractées, et non pas seulement pour de bonnes études, mais pour de sots amusements et de folles vanités d'enfant. Et quand je songe que chaque année passée par moi à Rome vous coûte tout le fruit de votre labeur!
– Eh bien! pour qui donc gagnerais-je de l'argent, si ce n'était pour mon fils?
– Mais vous vous privez!
– De rien du tout. Je trouve, partout où l'on m'emploie, de l'amitié, de la confiance; et, sauf un peu de bon vin, qui est le lait des vieillards, et qui, Dieu merci, n'est ni rare ni cher dans nos heureux climats, je n'ai besoin de rien. Que faut-il à un homme de mon âge? Ai-je besoin de songer à l'avenir? Ta sœur est laborieuse: elle trouvera un bon mari. Mon sort n'est-il pas ce qu'il sera jusqu'à ma dernière heure? Je n'ai rien de nouveau à apprendre dont je puisse faire usage. Pourquoi amasserais-je de l'argent? En amasser pour ton âge mûr, serait folie: ce serait priver ta jeunesse des moyens de se développer et de s'assurer l'avenir.
– Hélas! c'est votre avenir qui m'effraie justement, mon père! L'avenir d'un vieillard, c'est la perte des forces, les infirmités, l'abandon, la misère! Et, si tous vos sacrifices étaient perdus! Si j'étais sans vertu, sans intelligence, sans courage, sans talent! Si je n'arrivais pas à faire fortune, à bien marier ma sœur et à vous assurer de l'aisance et de la sécurité pour vos vieux jours!
– Allons, allons! c'est outrager la Providence que de douter de soi-même quand on se sent porté à bien faire. D'ailleurs, mettons tout au pire, et tu verras que rien n'est perdu. Je suppose que tu ne sois qu'un artiste ordinaire; tu gagneras toujours ton pain, et, comme tu as de l'esprit, tu sauras te contenter des plaisirs qui seront à ta portée. Tu feras comme moi, qui, sans jamais être riche, ne me suis jamais considéré comme pauvre, n'ayant jamais eu plus de besoins que de ressources. C'est une philosophie que tu ne connais pas encore, parce que tu es dans l'âge des grands désirs et des grandes espérances, mais qui te viendra si tes projets échouent. Je n'admets pas encore qu'ils puissent échouer. Voilà pourquoi je ne te prêche pas maintenant la modération. La puissance vaut encore mieux. Celui qui court bien au jeu de bagues est enivré de joie. Il remporte le prix et s'applaudit d'avoir osé courir. Mais celui qui a rompu des lances en pure perte s'en va chez lui en disant: j'ai du malheur, je ne jouerai plus. Et celui-là est encore content d'avoir profité de l'expérience et de pouvoir se donner une sage leçon à lui-même. Mais je sens la brise du soir sécher un peu trop vite la sueur sur mon vieux front; je vais me rafraîchir à l'office. Toi, puisque tu n'as plus rien à faire ici, rassemble nos outils et va-t'en à la maison.
– Et vous, mon père, quand donc rentrerez-vous?
– Ah! moi, Michel, je ne sais trop ni quand ni comment! cela dépendra du plaisir que j' aurai à souper. Tu sais qu'au fond je suis sobre et ne bois pas plus que ma soif; mais si l'on me fait chanter et rire, et babiller, je m'exalte, j'entre dans des accès de joie et de poésie qui m'emmènent jusque dans la lune; et, alors, il ne faut plus me parler d'aller me coucher. Ne sois pas inquiet de moi. Je ne tomberai pas dans un coin, je n'ai pas l'ivresse des brutes; j'ai celle des beaux esprits, au contraire, et je ne me conduis jamais plus raisonnablement que quand je me sens un peu fou; c'est-à-dire que je travaillerai encore ici demain au grand jour, pour aider à défaire tout ce que nous avons fait cette semaine, et que je serai moins fatigué que si j'avais passé la nuit dans mon lit.
– Vous devez bien me mépriser de ne savoir pas trouver dans le vin cette force surhumaine qu'il vous donne!
– Tu n'as jamais voulu essayer!.. s'écria le vieillard; et il reprit tout aussitôt: Et tu as bien fait! parce qu'à ton âge c'est un stimulant inutile. Ah! quand j'étais jeune, le moindre regard de femme m'eût donné plus de force que toute la cave de la princesse ne m'en donnerait à l'heure qu'il est! Allons, bonsoir, mon enfant.»
En parlant ainsi, Pier-Angelo remontait le perron de bois qu'il venait de construire, car il avait causé avec son fils dans le jardin, où il s'était jeté sur le gazon pour reprendre haleine. Michel l'arrêta, et, au lieu de le quitter:
«Mon père, dit-il avec une émotion extraordinaire, est-ce que vous aurez le droit de rester dans ce bal après que le beau monde sera entré?
– Mais certainement, répondit Pier-Angelo surpris du mouvement du jeune homme. Nous avons été choisis plusieurs de chaque profession, en tout une centaine d'ouvriers d'élite, pour veiller à ce que rien ne se dérangeât durant la fête. Au milieu d'un semblable mouvement, une charpente peut fléchir, une toile se détacher et s'enflammer aux lustres; mille accidents doivent toujours être prévus, et un certain nombre de bras éprouvés tout prêts à y porter remède. Nous n'aurons peut-être rien à faire, et alors nous passerons joyeusement la nuit à table; mais, à tout événement, nous sommes là. De plus, nous avons le droit de circuler partout, afin de donner notre coup d'œil et de prévenir l'incendie, la confusion, la mauvaise odeur des lumières qui s'éteignent, la chute d'un tableau, d'un lustre, d'un vase, que sais-je? On a toujours besoin de nous, et, à tour de rôle, nous faisons notre ronde, ne fût-ce que pour empêcher les filous de s'introduire.
– Et vous êtes payés pour faire ce métier de serviteurs?
– Nous sommes payés si bon nous semble. A ceux qui le font par pure amitié, la princesse fait toujours quelque agréable présent, et, pour les vieux amis comme moi, elle a toujours de bonnes paroles et des attentions délicates. Et puis, d'ailleurs, quand même cela ne rapporterait rien, n'est-ce pas un devoir pour moi de mettre ma prévoyance, mon activité et ma fidélité au service d'une femme que j'estime autant qu'elle? Je n'ai pas encore eu besoin d'elle; mais j'ai vu comment elle secourait ceux qui tombent dans la peine, et je sais qu'elle me panserait de ses mains si elle me voyait blessé.
– Oui, oui, je sais cela, dit Michel d'un air sombre: bienfaisance, charité, compassion, aumône!
– Allons! allons! maître Pier-Angelo, dit un valet en passant auprès d'eux, voici le moment de remettre vos habits. Otez votre tablier, le monde arrive; passez au vestiaire, ou à la buvette d'abord, si bon vous semble.
– C'est juste, dit Pier-Angelo, nous sommes un peu mal peignés pour coudoyer de si belles toilettes. Adieu, Michel, je vais me faire beau. Va-t'en te reposer.»
Michel jeta un regard sur ses vêtements poudreux et tachés en mille endroits. L'orgueil lui revint; il descendit lentement les gradins qui le ramenaient à la grande salle et la traversa au milieu des groupes étincelants qui commençaient à s'y répandre. Un jeune homme, qui entrait au moment où Michel allait sortir, le heurta assez rudement. Michel allait se fâcher; mais il se calma en voyant que ce jeune homme était aussi préoccupé que lui.
C'était un garçon de vingt-cinq ans environ, d'une petite taille et d'une figure charmante. Cependant sa physionomie et sa démarche avaient quelque chose de singulier qui fixa l'attention de Michel, sans qu'il pût trop se rendre compte à lui-même de l'intérêt qu'il pouvait prendre à cet inconnu. Il fallait bien pourtant qu'il y eût en lui quelque chose d'insolite, car le gardien auquel il avait remis son billet d'entrée reporta plusieurs fois ses yeux de lui à la carte, et réciproquement, comme s'il eût voulu bien s'assurer qu'il était en règle. A peine l'inconnu eût-il fait trois pas que les regards des autres arrivants se portèrent sur lui, comme par un instinct de contagion, et Michel, resté debout près la porte, entendit une dame dire au cavalier qui l'accompagnait: «Qui est-ce? je ne le connais pas.
– Ni moi, répondit le cavalier; mais que vous importe? Dans une réunion aussi nombreuse que va l'être celle-ci, croyez-vous donc que vous ne rencontrerez pas beaucoup de figures nouvelles?