Le Piccinino. Жорж Санд
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– Vous n'aurez peut-être pas la main aussi sûre que vous l'avez maintenant, dans deux ou trois heures d'ici, reprit Visconti: car vous viendrez souper avec nous, n'est-ce pas, jeune homme? Votre père nous chantera ses vieilles chansons, qui font toujours rire. Nous serons plus de cent à table à la fois. Oh! va-t-on se divertir!
– Place, place! cria un grand laquais, galonné sur toutes les coutures; voici la princesse qui vient voir si tout est prêt. Dépêchez-vous, rangez-vous! Ne secouez pas les tapis si fort, vous faites de la poussière. Hé! là-haut, les allumeurs, ne répandez pas de bougie! ôtez vos outils, ouvrez le passage!
– Bon, dit le majordome, vous allez vous taire, j'espère, messieurs les ouvriers! Allons, hâtez-vous; que, si vous êtes en retard, vous ayez au moins l'air de vous dépêcher. Je ne réponds pas des reproches que vous allez recevoir. J'en suis fâché pour vous. Mais c'est votre faute; je ne saurais vous justifier. Ah! maître Pier-Angelo, cette fois-ci, vous n'avez que faire de venir quêter des compliments.
Ces paroles arrivèrent aux oreilles du jeune Michel, et toute sa fierté lui revint au cœur. L'idée que son père pût quêter des compliments et recevoir des affronts lui était insupportable. S'il n'avait pas encore pu voir la princesse, il pouvait se rendre cette justice qu'il n'avait guère cherché à la voir. Il n'était pas de ceux qui courent avidement sur les traces d'un personnage riche et puissant, pour repaître leurs regards d'une banale et servile admiration. Mais, cette fois, il se pencha sur son escabeau, cherchant des yeux cette altière personne qui, au dire de maître Barbagallo, devait humilier d'un geste et d'un mot d'intelligents et généreux travailleurs. Il restait ainsi matériellement au-dessus du niveau de la foule, afin de mieux voir, mais tout prêt à descendre, à s'élancer auprès de son vieux père et à répondre pour lui, si, dans un accès d'humeur bienveillante, l'insouciant vieillard venait à se laisser outrager.
L'immense salle que l'on se hâtait de terminer n'était autre chose qu'une vaste terrasse de jardin recouverte extérieurement de tant de feuillages, de guirlandes et de banderoles, qu'on eût dit d'un berceau gigantesque dans le goût de Watteau. A l'intérieur on avait établi des parquets volants sur le terrain sablé. Trois grandes fontaines de marbre, ornées de personnages mythologiques, loin de gêner cet intérieur improvisé, en faisaient le plus bel ornement. Il y avait, entre leurs masses élégantes, assez de place pour circuler et pour danser. Elles lançaient leurs gerbes d'eau cristalline au milieu de buissons de fleurs, sous la clarté resplendissante des grands lustres qui les semaient d'étincelles. Des gradins, disposés comme dans un amphithéâtre antique et coupés de buissons fleuris, offraient une libre circulation et des siéges nombreux pour les assistants.
La hauteur de la voûte factice était telle que le grand escalier du palais, admirable morceau d'architecture, tout orné de statues antiques et de vases de jaspe du plus beau style, s'y encadrait tout entier. Les degrés de marbre blanc étaient fraîchement recouverts d'un immense tapis de pourpre, et le laquais qui précédait la princesse, en ayant balayé la foule des ouvriers, il y avait là un vide solennel. Un silence instinctif se fit dans l'attente d'une apparition majestueuse.
Les ouvriers, partagés entre un sentiment de curiosité, naïf et respectueux chez les uns, insouciant et railleur chez les autres, regardèrent tous à la fois vers la grande porte fleuronnée qui s'ouvrait à deux battants au haut de l'escalier. Michel sentit battre son cœur, mais c'était de colère autant que d'impatience. «Que sont donc ces nobles et ces riches de la terre, se disait-il, pour qu'ils marchent avec tant d'orgueil sur les autels, sur les tréteaux, que nos mains avilies leur dressent? Une déesse de l'Olympe serait à peine digne de se montrer ainsi, du haut d'un pareil temple, aux vils mortels prosternés à ses pieds. Oh! insolence, mensonge et dérision! La femme qui va se produire ici, devant mes regards, est peut-être un esprit borné, une âme vulgaire; et, pourtant, voilà tous ces hommes forts et hardis qui se découvrent à son approche.»
Michel avait fait très-peu de questions à son père sur les goûts et les facultés de la princesse Agathe; à ce peu de questions, le bon Pier-Angelo n'avait guère répondu, surtout dans les derniers jours, qu'avec distraction, selon sa coutume, lorsqu'on mêlait une idée étrangère à la contention de son esprit absorbé par le travail. Mais Michel était orgueilleux, et la pensée qu'il allait être aux prises avec un être quelconque plus orgueilleux que lui, faisait entrer du dépit et une sorte de haine dans son cœur.
VII.
UN REGARD
Lorsque la princesse de Palmarosa parut au haut de l'escalier, Michel crut voir une fille de quinze ans, tant elle était svelte et souple dans sa taille et dans son attitude; mais, à chaque marche qu'elle descendit, il vit apparaître une année de plus sur son front; et, quand il l'observa de près, il put juger qu'elle en avait trente. Cela ne l'empêchait pas d'être belle; non pas éclatante et superbe, mais pure et suave comme le bouquet de cyclamens blancs qu'elle portait à la main. Elle avait une réputation de grâce et de charme plus que de beauté, car elle n'avait jamais été coquette et ne cherchait point à faire de l'effet. Beaucoup de femmes beaucoup moins belles avaient allumé des passions, parce qu'elles l'avaient voulu. La princesse Agathe n'avait jamais fait parler d'elle, et, s'il y avait eu des émotions dans sa vie, les gens du monde n'en avaient rien su positivement.
Elle était fort charitable, et comme exclusivement occupée de répandre des aumônes; mais cela se faisait sans faste et sans ostentation, et on ne la nommait point la mère des pauvres. La plupart du temps, les gens qu'elle secourait ignoraient la source du bienfait. Elle n'était pas très-assidue à l'église et au sermon, sans cependant fuir les cérémonies religieuses. Elle avait des goûts d'artiste et s'entourait avec discernement des plus belles choses et des plus nobles esprits. Mais elle ne brillait point au centre, et ne se faisait un piédestal ni de ses relations, ni de ses richesses. En tout, il semblait qu'elle aimât à faire comme tout le monde, et que, soit apathie, soit bon goût, soit timidité intérieure, elle eût pris à tâche de ne point se faire remarquer. Il n'était point de femme plus inoffensive. On l'estimait, on l'aimait sans enthousiasme, on l'appréciait sans jalousie. Mais l'appréciait-on à sa juste valeur? C'est ce qu'il eût été difficile de dire. Elle ne passait point pour un grand esprit. Ses plus anciens amis disaient d'elle, comme éloge culminant, que c'était une personne très-sûre et d'une humeur toujours égale.
Tout cela pouvait se juger dès le premier coup d'œil jeté sur elle, et le jeune Michel, en la voyant descendre l'escalier avec une grâce nonchalante, sentit son aversion se dissiper avec sa crainte. Il était impossible de se conserver irrité en présence d'un visage si pur, si calme et si doux. Mais comme, au milieu de sa colère, il s'était préparé à affronter le terrible regard d'une beauté arrogante et splendide, il éprouva comme un soulagement intérieur à voir une femme ordinaire. Déjà il pressentait que, si elle venait pour gronder, elle n'aurait ni l'énergie, ni peut-être l'esprit d'être blessante. Son cœur s'apaisa, et il la regarda avec une tranquillité croissante, comme si le fluide rafraîchissant émané d'une sérénité intérieure se fut communiqué d'elle à lui.
Elle était simplement et richement vêtue d'une robe d'étoffe de soie lourde et mate d'un blanc lacté, sans aucun ornement. Une légère guirlande de diamants ornait ses cheveux d'un noir doux, séparés en bandeaux sur un front lisse et pur. Sans doute elle eût pu avoir de plus riches pierreries, mais sa couronne était une œuvre d'art d'un excellent travail, et ne fatiguait point d'un poids abrutissant sa tête fine et admirablement attachée. Ses épaules, à demi découvertes, avaient perdu l'intéressante maigreur de l'adolescence et ne se noyaient pas encore dans l'embonpoint fastueux de la troisième ou quatrième jeunesse des femmes. Il y avait encore des contours délicats dans ses formes, et dans tous ses mouvements une souplesse abandonnée, qui semblait s'ignorer elle-même et ne poser pour personne.
Elle écarta