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Ce que je me rappelle bien, c'est l'espèce d'émotion qui nous gagnait à mesure que nous opérions; il était dit que le premier indice du succès de l'opération serait le jaillissement d'une flamme bleuâtre sur certains chiffres ou certaines figures, et nous attendions ce prodige avec une certaine anxiété. Nous n'y croyions pourtant pas, Hippolyte étant déjà assez esprit fort, et moi ayant été habituée, par ma mère et ma grand'mère (d'accord sur ce point), à regarder l'existence du diable comme une imposture, la fiction d'un croquemitaine pour les petits enfans. Mais Ursule eut peur tout en riant, et quitta la chambre, sans qu'il fût possible de l'y ramener.
Alors, mon frère et moi, nous trouvant seuls à l'œuvre, et la gaîté de notre compagne ne nous soutenant plus, nous reprîmes l'opération avec une sorte de courage. Malgré nous, l'imagination s'allumait, et l'attente d'un prodige quelconque nous agitait un peu. Aussitôt que les flammes paraîtraient, nous pouvions en rester là et ne pas insister pour que, sous les chiffres du milieu, le plancher fût percé par les deux cornes de Lucifer. «Bah! disait Hippolyte, il est écrit dans le livre que les personnes qui n'oseraient pas aller jusqu'au bout, peuvent, en effaçant bien vite certains chiffres, faire rentrer le diable sous terre, au moment où il passe la tête dehors. Seulement, il faut éviter que ses yeux soient sortis, car aussitôt qu'il vous a regardé vous n'êtes plus maître de le renvoyer avant de lui avoir parlé: moi, je ne sais pas si je l'oserais, mais tout au moins, je voudrais voir le bout de ses cornes.
« — Mais s'il nous regarde, et s'il faut lui parler, disais-je, que lui dirons-nous?
« — Ma foi, répondait Hippolyte, je lui commanderai d'emporter Deschartres, son flageolet et tous ses vieux bouquins.»
Nous prenions certainement la chose en plaisanterie en devisant ainsi, mais nous n'en étions pas moins émus. Les enfans ne peuvent jouer avec le merveilleux sans en ressentir quelque ébranlement, et, sous ce rapport, les hommes du passé ont été des enfans bien autrement crédules que nous ne l'étions.
Nous complétâmes l'expérience comme nous pûmes, et non seulement le diable ne vint pas, mais encore il n'y eut pas la moindre petite flamme. Nous mettions pourtant l'oreille sur le carreau, et Hippolyte prétendait entendre un petit pétillement précurseur des premières étincelles; mais il se moquait de moi et je n'en étais pas dupe, tout en feignant d'écouter et d'entendre aussi quelque chose. Ce n'était qu'un jeu, mais un jeu qui nous faisait battre le cœur. Nos plaisanteries nous rassuraient et tenaient notre raison éveillée, mais je ne sais pas si nous eussions osé jouer ainsi avec l'enfer l'un sans l'autre. Je ne crois pas qu'Hippolyte l'ait essayé depuis.
Nous étions cependant un peu désappointés d'avoir pris tant de peine pour rien, et nous nous consolâmes en reconnaissant que nous n'avions pas la moitié des objets désignés dans le livre pour accomplir le charme. Nous nous promîmes de nous les procurer, et, en effet, pendant quelques jours, nous recueillîmes certaines herbes et certains chiffons. Mais comme il y avait une foule d'autres prescriptions scientifiques que nous ne comprenions pas, et d'ingrédiens qui nous étaient complétement inconnus, la chose n'alla pas plus loin.
Le flageolet de Deschartres me rappelle qu'il y avait à la Châtre un fou qui venait souvent demander à notre précepteur de lui jouer un petit air, et celui-ci n'avait garde de le lui refuser, car c'était un auditeur très attentif, le seul probablement qu'il ait jamais charmé. Ce fou s'appelait M. Demai. Il était jeune encore, habillé très proprement et d'une figure agréable, sauf une grande barbe noire qu'on était convenu de trouver très effrayante à cette époque, où l'on se rasait entièrement la figure, et où les militaires seuls portaient la moustache. Il était doux et poli; sa folie était une mélancolie profonde, une sorte de préoccupation solennelle. Jamais un sourire, le calme d'un désespoir ou d'un ennui sans bornes. Il arrivait seul à toute heure du jour, et nous remarquions avec surprise que les chiens, qui étaient fort méchans, aboyaient de loin après lui, s'approchaient avec méfiance pour flairer ses habits et se retiraient aussitôt, comme s'ils eussent compris que c'était un être inoffensif et sans conséquence. Lui, sans faire aucune attention aux chiens, entrait dans la maison ou dans le jardin, et bien qu'avant sa folie il n'eût jamais eu aucune relation avec nous, il s'arrêtait auprès de la première personne qu'il rencontrait, lui disait une ou deux paroles et restait là plus ou moins longtemps, sans qu'il fût nécessaire de s'occuper de lui. Quelquefois il entrait chez ma grand'mère sans frapper, sans songer à se faire annoncer, lui demandait très poliment de ses nouvelles, répondait à ses questions qu'il se portait fort bien, prenait un siége sans y être invité, et demeurait impassible, pendant que ma grand'mère continuait à écrire ou à me donner ma leçon. Si c'était la leçon de musique, il se levait, se plaçait debout derrière le clavecin, et y restait immobile jusqu'à la fin.
Lorsque sa présence devenait gênante, on lui disait: «Eh bien, monsieur Demai, désirez-vous quelque chose? —Rien de nouveau, répondait-il, je cherche la tendresse. — Est-ce que vous ne l'avez pas trouvée encore, depuis le temps que vous la cherchez? — Non, disait-il, et pourtant j'ai cherché partout. Je ne sais où elle peut être. — Est-ce que vous l'avez cherchée dans le jardin? — Non, pas encore, disait-il, et, frappé d'une idée subite, il allait au jardin, se promenait dans toutes les allées, dans tous les coins, s'asseyait sur l'herbe à côté de nous pour regarder nos jeux, d'un air grave, montait chez Deschartres, entrait chez ma mère, et même dans les chambres inhabitées, parcourait toute la maison, ne demandant rien à personne, et se contentant de répondre à qui l'interrogeait «qu'il cherchait la tendresse.» Les domestiques, pour s'en débarrasser, lui disaient: «Ça ne se trouve pas ici; allez du côté de la Châtre. Bien sûr, vous la rencontrerez par là.» Quelquefois il avait l'air de comprendre qu'on le traitait comme un enfant. Il soupirait et s'en allait. D'autres fois, il avait l'air de croire à ce qu'on lui disait, et regagnait la ville à pas précipités.
Je crois avoir entendu dire qu'il était devenu fou par chagrin d'amour, mais qu'il le serait devenu pour une cause quelconque, parce qu'il y avait d'autres fous dans sa famille. Quoi qu'il en soit, je ne me rappelle pas ce pauvre chercheur de tendresse sans attendrissement. Nous l'aimions, nous autres enfans, sans autre motif que la compassion, car il ne nous disait presque rien, et faisait si peu d'attention à nous, malgré qu'il nous regardât jouer ensemble des heures entières, qu'il ne nous reconnaissait pas les uns d'avec les autres. Il appelait Hippolyte M. Maurice, et demandait souvent à Ursule si elle était Mlle Dupin, ou à moi si j'étais Ursule. Nous avions pour son infortune un respect d'instinct, car nous ne l'avons jamais raillé ni évité. Il ne répondait guère aux questions et semblait se trouver content quand on ne le repoussait ni ne le fuyait. Peut-être eût-il été très curable par un traitement soutenu de douceur, de distractions et d'amitié; mais probablement les soins moraux et intelligens lui manquaient, car il venait toujours seul et s'en allait de même. Il a fini par se suicider. Du moins, on l'a trouvé noyé dans un puits, où, sans doute, l'infortuné cherchait la tendresse, cet introuvable objet de ses douloureuses aspirations.
Ma mère nous quitta au commencement de l'automne. Elle ne pouvait abandonner Caroline, et se voyait forcée de partager sa vie entre ses deux enfans. Elle me raisonna beaucoup pour m'empêcher de vouloir la suivre. J'avais un vif chagrin: mais nous devions tous partir pour Paris à la fin d'octobre.