La Conquête de Plassans. Emile Zola
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Читать онлайн книгу La Conquête de Plassans - Emile Zola страница 16
– Mais où ont-ils pris l'argent pour acheter la maison?
– Ah! ceci, mon brave, c'est la bouteille à l'encre… Leur fils Eugène, celui qui a fait à Paris une fortune politique si étonnante, député, ministre, conseiller familier des Tuileries, obtint facilement une recette particulière et la croix pour son père, qui avait joué ici une bien jolie farce. Quant à la maison, elle aura été payée à l'aide d'arrangements. Ils auront emprunté à quelque banquier… En tous cas, aujourd'hui, ils sont riches, ils tripotent, ils rattrapent le temps perdu. J'imagine que leur fils est resté en correspondance avec eux, car ils n'ont pas encore commis une seule bêtise.
La voix se tut, pour reprendre presque aussitôt avec un rire étouffé:
– Non, je ris malgré moi, lorsque je lui vois faire ses mines de duchesse, cette sacrée cigale de Félicité!.. Je me rappelle toujours le salon jaune, avec son tapis usé, ses consoles sales, la mousseline de son petit lustre couverte de chiures de mouches… La voilà qui reçoit les demoiselles Rastoil à présent. Hein! comme elle manoeuvre la queue de sa robe… Cette vieille-là, mon brave, crèvera un soir de triomphe, au milieu de son salon vert.
L'abbé Faujas avait roulé doucement la tête, de façon à voir ce qui passait dans le grand salon. Il y aperçut madame Rougon, vraiment superbe, au milieu du cercle qui l'entourait; elle semblait grandir sur ses pieds de naine, et courber toutes les échines autour d'elle, d'un regard de reine victorieuse. Par instants, une courte pâmoison faisait battre ses paupières, dans les reflets d'or du plafond, dans la douceur grave des tentures.
– Ah! voici votre père, dit la voix grasse; voici ce bon docteur qui entre… C'est bien surprenant que le docteur ne vous ait pas raconté ces choses. Il en sait plus long que moi.
– Eh! mon père a peur que je ne le compromette, reprit l'autre gaiement. Vous savez qu'il m'a maudit, en jurant que je lui ferai perdre sa clientèle… Je vous demande pardon, j'aperçois les fils Maffre, je vais leur serrer la main.
Il y eut un bruit de chaises, et l'abbé Faujas vit un grand jeune homme, au visage déjà fatigué, traverser le petit salon. L'autre personnage, celui qui accommodait si allègrement les Rougon, se leva également. Une dame qui passait se laissa dire par lui des choses fort douces; elle riait, elle l'appelait «ce cher monsieur de Condamin». Le prêtre reconnut alors le bel homme de soixante ans que Mouret lui avait montré dans le jardin de la sous-préfecture. M. de Condamin vint s'asseoir à l'autre coin de la cheminée. Là, il fut tout surpris d'apercevoir l'abbé Faujas, que le dossier du fauteuil lui avait caché; mais il ne se déconcerta nullement, il sourit, et avec un aplomb d'homme aimable:
– Monsieur l'abbé, dit-il, je crois que nous venons de nous confesser sans le vouloi… C'est un gros péché, n'est-ce pas, que de médire du prochain? Heureusement que vous étiez là pour nous absoudre.
L'abbé, si maître qu'il fût de son visage, ne put s'empêcher de rougir légèrement. Il entendit à merveille que M. de Condamin lui reprochait d'avoir retenu son souffle pour écouter. Mais celui-ci n'était pas homme à garder rancune à un curieux, au contraire. Il fut ravi de cette pointe de complicité qu'il venait de mettre entre le prêtre et lui. Cela l'autorisait à causer librement, à tuer la soirée en racontant l'histoire scandaleuse des personnes qui étaient là. C'était son meilleur régal. Cet abbé nouvellement arrivé à Plassans lui semblait un excellent auditeur; d'autant plus qu'il avait une vilaine mine, une mine d'homme bon à tout entendre, et qu'il portait une soutane vraiment trop usée pour que les confidences qu'on se permettrait avec lui pussent tirer à conséquence.
Au bout d'un quart d'heure, M. de Condamin s'était mis tout à l'aise. Il expliquait Plassans à l'abbé Faujas, avec sa grande politesse d'homme du monde.
– Vous êtes étranger parmi nous, monsieur l'abbé, disait-il; je serais enchanté, si je vous étais bon à quelque chose… Plassans est une petite ville où l'on s'accommode un trou à la longue. Moi, je suis des environs de Dijon. Eh bien! lorsqu'on m'a nommé ici conservateur des eaux et forêts, je détestais le pays, je m'y ennuyais à mourir. C'était à la veille de l'empire. Après 51 surtout, la province n'a rien eu de gai, je vous assure. Dans ce département, les habitants avaient une peur de chien. La vue d'un gendarme les aurait fait rentrer sous terre… Cela s'est calmé peu à peu, ils ont repris leur traintrain habituel, et, ma foi, j'ai fini par me résigner. Je vis au dehors, je fais de longues promenades à cheval, je me suis créé quelques relations.
Il baissa la voix, il continua d'un ton confidentiel:
– Si vous m'en croyez, monsieur l'abbé, vous serez prudent. Vous ne vous imaginez pas dans quel guêpier j'ai failli tomber… Plassans est divisé en trois quartiers absolument distincts: le vieux quartier, où vous n'aurez que des consolations et des aumônes à porter; le quartier Saint-Marc, habité par la noblesse du pays, un lieu d'ennui et de rancune dont vous ne sauriez trop vous mélier; et la ville neuve, le quartier qui se bâtit en ce moment encore autour de la sous-préfecture, le seul possible, le seul convenable… Moi, j'avais commis la sottise de descendre dans le quartier Saint-Marc, où je pensais que mes relations devaient m'appeler. Ah! bien oui, je n'ai trouvé que des douairières sèches comme des échalas et des marquis conservés sur de la paille. Tout le monde pleure le temps où Berthe filait. Pas la moindre réunion, pas un bout de fête; une conspiration sourde contre l'heureuse paix dans laquelle nous vivons… J'ai manqué me compromettre, ma parole d'honneur. Péqueur s'est moqué de moi… monsieur Péqueur des Saulaies, notre sous-préfet, vous le connaissez?.. Alors j'ai passé le cours Sauvaire, j'ai pris un appartement là, sur la place. Voyez-vous, à Plassans, le peuple n'existe pas, la noblesse est indécrottable; il n'y a de tolérable que quelques parvenus, des gens charmants qui font beaucoup de frais pour les hommes en place. Notre petit monde de fonctionnaires est très-heureux. Nous vivons entre nous, à notre guise, sans nous soucier des habitants, comme si nous avions planté notre tente en pays conquis.
Il eut un rire de satisfaction, s'allongeant davantage, présentant ses semelles à la flamme; puis, il prit un verre de punch sur le plateau d'un domestique qui passait, but lentement, tout en continuant à regarder l'abbé Faujas du coin de l'oeil. Celui-ci sentit que la politesse exigeait qu'il trouvât une phrase.
– Cette maison paraît fort agréable, dit-il en se tournant à demi vers le salon vert, où les conversations s'animaient.
– Oui, oui, répondit M. de Condamin, qui s'arrêtait de temps à autre pour avaler une petite gorgée de punch; les Rougon nous font oublier Paris. On ne se croirait jamais à Plassans, ici. C'est le seul salon où l'on s'amuse, parce que c'est le seul où toutes les opinions se coudoient.. Péqueur a également des réunions fort aimables … Ça doit leur coûter bon, aux Rougon, et ils ne touchent pas des frais de bureau comme Péqueur; mais ils ont mieux que ça, ils ont les poches des contribuables.
Cette plaisanterie l'enchanta. Il posa sur la cheminée le verre vide qu'il tenait à la main; et, se rapprochant, se penchant:
– Ce qu'il y a d'amusant, ce sont les comédies continuelles qui se jouent. Si vous