La Conquête de Plassans. Emile Zola
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Читать онлайн книгу La Conquête de Plassans - Emile Zola страница 20
– Tu ne sais pas, continua-t-il, il faut inviter les Faujas à venir passer la soirée ici. Comme cela, ils se chaufferont au moins pendant deux ou trois heures. Puis, ça nous fera une compagnie, nous nous ennuierons moins… Invite-les, toi; ils n'oseront pas refuser.
Le lendemain, Marthe, ayant rencontré madame Faujas dans le vestibule, fit l'invitation. La vieille dame accepta sur-le-champ, au nom de son fils, sans le moindre embarras.
– C'est bien étonnant qu'elle n'ait pas fait de grimaces, dit Mouret. Je croyais qu'il aurait fallu les prier davantage. L'abbé commence à comprendre qu'il a tort de vivre en loup.
Le soir, Mouret voulut que la table fût desservie de bonne heure. Il avait sorti une bouteille de vin cuit et fait acheter une assiettée de petits gâteaux. Bien qu'il ne fût pas large, il tenait à montrer qu'il n'y avait pas que les Rougon qui sussent faire les choses. Les gens du second descendirent, vers huit heures. L'abbé Faujas avait une soutane neuve. Cela surprit Mouret si fort, qu'il ne put que balbutier quelques mots, en réponse aux compliments du prêtre.
– Vraiment, monsieur l'abbé; tout l'honneur est pour nous… Voyons, mes enfants, donnez donc des chaises.
On s'assit autour de la table. Il faisait trop chaud, Mouret ayant bourré le poêle outre mesure, pour prouver qu'il ne regardait pas à une bûche de plus. L'abbé Faujas se montra très-doux; il caressa Désirée, interrogea les deux garçons sur leurs études. Marthe, qui tricotait des bas, levait par instants les yeux, étonnée des inflexions souples de cette voix étrangère, qu'elle n'était pas habituée à entendre dans la paix lourde de la salle à manger. Elle regardait en face le visage fort du prêtre, ses traits carrés; puis, elle baissait de nouveau la tête, sans chercher à cacher l'intérêt qu'elle prenait à cet homme si robuste et si tendre, qu'elle savait très-pauvre. Mouret, maladroitement dévorait la soutane neuve du regard; il ne put s'empêcher de dire avec un rire sournois:
– Monsieur l'abbé, vous avez eu tort de faire toilette pour venir ici.
Nous sommes sans façon, vous le savez bien.
Marthe rougit. Mais le prêtre raconta gaiement qu'il avait acheté cette soutane dans la journée. Il la gardait pour faire plaisir à sa mère, qui le trouvait plus beau qu'un roi, ainsi vêtu de neuf.
– N'est-ce pas, mère?
Madame Faujas fit un signe affirmatif, sans quitter son fils des yeux. Elle s'était assise en face de lui, elle le regardait sous la clarté crue de la lampe, d'un air d'extase.
Puis, on causa de toutes sortes de choses. Il semblait que l'abbé Faujas eût perdu sa froideur triste. Il restait grave, mais d'une gravité obligeante, pleine de bonhomie. Il écouta Mouret, lui répondit sur les sujets les plus insignifiants, parut s'intéresser à ses commérages. Celui-ci en était venu à lui expliquer la façon dont il vivait:
– Ainsi, finit-il par dire, nous passons la soirée comme vous le voyez là; jamais plus d'embarras. Nous n'invitons personne, parce qu'on est toujours mieux en famille. Chaque soir, je fais un piquet avec ma femme. C'est une vieille habitude, j'aurais de la peine à m'endormir autrement.
– Mais nous ne voulons pas vous déranger, s'écria l'abbé Faujas. Je vous prie en grâce de ne pas vous gêner pour nous.
– Non, non, que diable! je ne suis pas un maniaque; je n'en mourrai pas, pour une fois.
Le prêtre insista. Voyant que Marthe se défendait avec plus de vivacité encore que son mari, il se tourna vers sa mère, qui restait silencieuse, les deux mains croisées devant elle.
– Mère, lui dit-il, faites donc un piquet avec monsieur Mouret. Elle le regarda attentivement dans les yeux. Mouret continuait à s'agiter, refusant, déclarant qu'il ne voulait pas troubler la soirée; mais, quand le prêtre lui eut dit que sa mère était d'une jolie force, il faiblit, il murmura:
– Vraiment?.. Alors, si madame le veut absolument, si cela ne contrarie personne…
– Allons, mère, faites une partie, répéta l'abbé Faujas d'une voix plus nette.
– Certainement, répondit-elle enfin, ça me fera plaisir… Seulement, il faut que je change de place.
– Pardieu! ce n'est pas difficile, reprit Mouret enchanté. Vous allez changer de place avec votre fils… Monsieur l'abbé, ayez donc l'obligeance de vous mettre à côté de ma femme; madame va s'asseoir là, à côté de moi… Vous voyez, c'est parfait, maintenant.
Le prêtre, qui s'était d'abord assis en face de Marthe, de l'autre côté de la table, se trouva ainsi poussé auprès d'elle. Ils furent même comme isolés à un bout, les joueurs ayant rapproché leurs chaises pour engager la lutte. Octave et Serge venaient de monter dans leur chambre. Désirée, comme à son habitude, dormait sur la table. Quand dix heures sonnèrent, Mouret, qui avait perdu une première partie, ne voulut absolument pas aller se coucher; il exigea une revanche. Madame Faujas consulta son fils d'un regard; puis, de son air tranquille, elle se mit à battre les cartes. Cependant, l'abbé échangeait à peine quelques mots avec Marthe. Ce premier soir, il parla de choses indifférentes, du ménage, du prix des vivres à Plassans, des soucis que les enfants causent. Marthe répondait obligeamment, levant de temps à autre son regard clair, donnant à la conversation un peu de sa lenteur sage.
Il était près d'onze heures, lorsque Mouret jeta ses cartes avec quelque dépit.
– Allons, j'ai encore perdu, dit-il. Je n'ai pas eu une belle carte de la soirée. Demain, j'aurai peut-être plus de chance… A demain, n'est-ce pas, madame?
Et comme l'abbé Faujas s'excusait, disant qu'ils ne voulaient pas abuser, qu'ils ne pouvaient les déranger ainsi chaque soir:
– Mais vous ne nous dérangez pas! s'écria-t-il; vous nous faites plaisir… D'ailleurs, que diable! je perds, madame ne peut me refuser une partie.
Quand ils eurent accepté et qu'ils furent remontés, Mouret bougonna, se défendit d'avoir perdu. Il était furieux.
– La vieille est moins forte que moi, j'en suis sûr, dit-il à sa femme. Seulement elle a des yeux! C'est à croire qu'elle triche, ma parole d'honneur!.. Demain, il faudra voir.
Dès lors, chaque jour, régulièrement, les Faujas descendirent passer la soirée avec les Mouret. Il s'était engagé une bataille formidable entre la vieille dame et son propriétaire. Elle semblait se jouer de lui, le laisser gagner juste assez pour ne pas le décourager; ce qui l'entretenait dans une rage sourde, d'autant plus qu'il se piquait de jouer fort joliment le piquet. Lui, rêvait de la battre pendant des semaines entières, sans lui laisser prendre une partie. Elle, gardait un sang-froid merveilleux; son visage carré de paysanne restait muet, ses grosses mains abattaient les cartes avec une force et une régularité de machine. Dès huit heures, ils s'asseyaient tous deux à leur bout de table, s'enfonçant dans leur jeu, ne bougeant plus.
A l'autre bout, aux deux côtés du poêle, l'abbé Faujas et Marthe étaient comme seuls. L'abbé avait un mépris d'homme et de prêtre