Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке. Луи-Фердинанд Селин
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Notre grand Bestombes recevait encore les visites de nombreux notables étrangers, messieurs scientifiques, neutres, sceptiques et curieux. Les Inspecteurs généraux du Ministère passaient sabrés et pimpants à travers nos salles, leur vie militaire prolongée à ceux‐là, rajeunis donc c’est‐à‐dire, et gonflés d’indemnités nouvelles. Aussi n’étaient-ils point chiches de distinctions et d’éloges les Inspecteurs. Tout allait bien. Bestombes et ses blessés superbes devinrent l’honneur du service de Santé.
Ma belle protectrice du « Français » revint elle-même bientôt une fois encore pour me rendre visite, en particulier, cependant que son poète familier achevait, rimé, le récit de mes exploits. Ce jeune homme, je le rencontrai finalement, pâle, anxieux, quelque part au détour d’un couloir. La fragilité des fibres de son cœur, me confia‐t‐il, de l’avis même des médecins, tenait du miracle. Aussi le retenaient-ils, ces médecins soucieux des êtres fragiles, loin des armées. En compensation, il avait entrepris, ce petit barde, au péril de sa santé même et de toutes ses suprêmes forces spirituelles, de forger, pour nous, l’« Airain Moral de notre Victoire ». Un bel outil par conséquent, en vers inoubliables, bien entendu, comme tout le reste.
Je n’allais pas m’en plaindre, puisqu’il m’avait choisi entre tant d’autres braves indéniables pour être son héros! Je fus d’ailleurs, avouons‐le, royalement servi. Ce fut magnifique à vrai dire. L’événement du récital eut lieu à la Comédie-Française même, au cours d’une après-midi, dite poétique. Tout l’hôpital fut invité. Lorsque sur la scène apparut ma rousse, frémissante récitante, le geste grandiose, la taille longuement moulée dans les plis devenus enfin voluptueux du tricolore, ce fut le signal dans la salle entière, debout, désireuse, d’une de ces ovations qui n’en finissent plus. J’étais préparé certes, mais mon étonnement fut réel néanmoins, je ne pus celer ma stupéfaction à mes voisins en l’entendant vibrer, exhorter de la sorte, cette superbe amie, gémir même, pour rendre mieux sensible tout le drame inclus dans l’épisode que j’avais inventé à son usage. Son poète décidément me rendait des points pour l’imaginative, il avait encore monstrueusement magnifié la mienne, aidé de ses rimes flamboyantes, d’adjectifs formidables qui venaient retomber solennels dans l’admiratif et capital silence. Parvenue dans l’essor d’une période, la plus chaleureuse du morceau, s’adressant à la loge où nous étions placés, Branledore et moi-même, et quelques autres blessés, l’artiste, ses deux bras splendides tendus, sembla s’offrir au plus héroïque d’entre nous. Le poète illustrait pieusement à ce moment-là un fantastique trait de bravoure que je m’étais attribué. Je ne sais plus très bien ce qui se passait, mais ça n’était pas de la piquette. Heureusement, rien n’est incroyable en matière d’héroïsme. Le public devina le sens de l’offrande artistique et la salle entière tournée alors vers nous, hurlante de joie, transportée, trépignante, réclamait le héros.
Branledore accaparait tout le devant de la loge et nous dépassait tous, puisqu’il pouvait nous dissimuler presque complètement derrière ses pansements. Il le faisait exprès le salaud.
Mais deux de nos camarades, eux grimpés sur des chaises derrière lui, se firent quand même admirer par la foule par‐dessus ses épaules et sa tête. On les applaudit à tout rompre.
« Mais, c’est de moi qu’il s’agit! ai-je failli crier à ce moment. De moi seul! » Je connaissais mon Branledore, on se serait engueulés devant tout le monde et peut-être même battus. Finalement ce fut lui qui gagna la soucoupe. Il s’imposa. Triomphant, il demeura seul, comme il le désirait, pour recueillir l’énorme hommage. Vaincus, il ne nous restait plus qu’à nous ruer, nous, vers les coulisses, ce que nous fîmes et là nous fûmes heureusement refêtés. Consolation. Cependant notre actrice-inspiratrice n’était point seule dans sa loge. À ses côtés se tenait le poète, son poète, notre poète. Il aimait aussi comme elle, les jeunes soldats, bien gentiment. Ils me le firent comprendre artistement. Une affaire. On me le répéta, mais je n’en tins aucun compte de leurs gentilles indications. Tant pis pour moi, parce que les choses auraient pu très bien s’arranger. Ils avaient beaucoup d’influence. Je pris congé brusquement, et sottement vexé. J’étais jeune.
Récapitulons: les aviateurs m’avaient ravi Lola, les Argentins pris Musyne et cet harmonieux inverti, enfin, venait de me souffler ma superbe comédienne. Désemparé, je quittai la Comédie pendant qu’on éteignait les derniers flambeaux des couloirs et rejoignis seul, par la nuit, sans tramway, notre hôpital, souricière au fond des boues tenaces et des banlieues insoumises.
Sans chiqué, je dois bien convenir que ma tête n’a jamais été très solide. Mais pour un oui, pour un non, à présent, des étourdissements me prenaient, à en passer sous les voitures. Je titubais dans la guerre. En fait d’argent de poche, je ne pouvais compter pendant mon séjour à l’hôpital, que sur les quelques francs donnés par ma mère chaque semaine bien péniblement. Aussi, me mis-je dès que cela me fut possible à la recherche de petits suppléments, par-ci par-là, où je pouvais en escompter. L’un de mes anciens patrons, d’abord, me sembla propice à cet égard et reçut ma visite aussitôt.
Il me souvenait bien opportunément d’avoir besogné quelques temps obscurs chez ce Roger Puta, le bijoutier de la Madeleine, en qualité d’employé supplémentaire, un peu avant la déclaration de la guerre. Mon ouvrage chez ce dégueulasse bijoutier consistait en « extras », à nettoyer son argenterie du magasin, nombreuse, variée, et pendant les fêtes à cadeaux, à cause des tripotages continuels, d’entretien difficile.
Dès la fermeture de la Faculté, où je poursuivais de rigoureuses et interminables études (à cause des examens que je ratais), je rejoignais au galop l’arrière-boutique de M. Puta et m’escrimais pendant deux ou trois heures sur ses chocolatières, « au blanc d’Espagne » jusqu’au moment du dîner.
Pour prix de mon travail j’étais nourri, abondamment d’ailleurs, à la cuisine. Mon boulot consistait encore, d’autre part, avant l’heure des cours, à faire promener et pisser les chiens de garde du magasin.
Le tout ensemble pour 40 francs par mois. La bijouterie Puta scintillait de mille diamants à l’angle de la rue Vignon, et chacun de ces diamants coûtait autant que plusieurs décades de mon salaire. Ils y scintillent d’ailleurs toujours ces joyaux. Versé dans l’auxiliaire à la mobilisation, ce patron Puta se mit à servir particulièrement un Ministre, dont il conduisait de temps à autre l’automobile. Mais d’autre part, et cette fois de façon tout à fait officieuse, il se rendait Puta, des plus utiles, en fournissant les bijoux du Ministère. Le haut personnel spéculait fort heureusement sur les marchés conclus et à conclure. Plus on avançait dans la guerre et plus on avait besoin de bijoux. M. Puta avait même quelquefois de la peine à faire face aux commandes tellement il en recevait.
Quand il était surmené, M. Puta arrivait à prendre un petit air d’intelligence, à cause de la fatigue qui le tourmentait, et uniquement dans ces moments-là. Mais reposé, son visage, malgré la finesse incontestable de ses traits, formait une harmonie de placidité sotte dont il est difficile de ne pas garder pour toujours un souvenir désespérant.
Sa femme Mme Puta, ne faisait qu’un avec la caisse de la maison, qu’elle ne quittait pour ainsi dire jamais. On l’avait élevée pour qu’elle devienne la femme d’un bijoutier. Ambition de parents. Elle connaissait son devoir, tout son devoir. Le ménage était heureux en même temps que la caisse était prospère. Ce n’est point qu’elle fût laide, Mme Puta, non, elle aurait même pu être assez jolie, comme tant d’autres, seulement elle était si prudente, si méfiante qu’elle s’arrêtait au bord de la beauté, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignés, son sourire