Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке. Луи-Фердинанд Селин

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Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи-Фердинанд Селин Littérature contemporaine

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exceptionnelles qu’on ne rencontrait que sur ce bord étroit.

      Une véritable réjouissance générale et morale s’annonçait à bord de l’Amiral-Bragueton. « L’immonde » n’échapperait pas à son sort. C’était moi.

      À lui seul cet événement valait tout le voyage. Reclus parmi ces ennemis spontanés, je tâchais tant bien que mal de les identifier sans qu’ils s’en aperçussent. Pour y parvenir je les épiais impunément, le matin surtout, par le hublot de ma cabine. Avant le petit déjeuner, prenant le frais, poilus du pubis aux sourcils et du rectum à la plante des pieds, en pyjamas, transparents au soleil; vautrés le long du bastingage, le verre en main, ils venaient roter là, mes ennemis, et menaçaient déjà de vomir alentour, surtout le capitaine aux yeux saillants et injectés que son foie travaillait ferme, dès l’aurore. Régulièrement au réveil, il s’enquérait de mes nouvelles auprès des autres lurons, si « l’on » ne m’avait pas encore « balancé par-dessus bord » qu’il demandait. « Comme un glaviot! » Pour faire image, en même temps il crachait dans la mer mousseuse. Quelle rigolade!

      L’Amiral n’avançait guère, il se traînait plutôt, en ronronnant, d’un roulis vers l’autre. Ce n’était plus un voyage, c’était une espèce de maladie. Les membres de ce concile matinal, à les examiner de mon coin, me semblaient tous assez profondément malades, paludéens, alcooliques, syphilitiques sans doute, leur déchéance visible à dix mètres me consolait un peu de mes tracas personnels. Après tout, c’étaient des vaincus, tout de même que moi ces Matamores!.. Ils crânaient encore voilà tout! Seule différence! Les moustiques s’étaient déjà chargés de les sucer et de leur distiller à pleines veines ces poisons qui ne s’en vont plus… Le tréponème à l’heure qu’il était leur limaillait déjà les artères… L’alcool leur bouffait les foies… Le soleil leur fendillait les rognons… Les morpions leur collaient aux poils et l’eczéma à la peau du ventre… La lumière grésillante finirait bien par leur roustiller la rétine!.. Dans pas longtemps que leur resterait-il? Un bout du cerveau… Pour en faire quoi avec? Je vous le demande?.. Là où ils allaient? Pour se suicider? Ça ne pouvait leur servir qu’à ça, un cerveau là où ils allaient… On a beau dire, c’est pas drôle de vieillir dans les pays où y a pas de distractions… Où on est forcé de se regarder dans la glace dont le tain verdit devenir de plus en plus déchu, de plus en plus moche… On va vite à pourrir, dans les verdures, surtout quand il fait chaud atrocement.

      Le Nord au moins ça vous conserve les viandes; ils sont pâles une fois pour toutes les gens du Nord. Entre un Suédois mort et un jeune homme qui a mal dormi, peu de différence. Mais le colonial il est déjà tout rempli d’asticots un jour après son débarquement. Elles n’attendaient qu’eux ces infiniment laborieuses vermicelles et ne les lâcheraient plus que bien au‐delà de la vie. Sacs à larves.

      Nous en avions encore pour huit jours de mer avant de faire escale devant la Bragamance, première terre promise. J’avais le sentiment de demeurer dans une boîte d’explosifs. Je ne mangeais presque plus pour éviter de me rendre à leur table et de traverser leurs entreponts en plein jour. Je ne disais plus un mot. Jamais on ne me voyait en promenade. Il était difficile d’être aussi peu que moi sur le navire tout en y demeurant.

      Mon garçon de cabine, un père de famille, voulut bien me confier que les brillants officiers de la coloniale avaient fait le serment, verre en main, de me gifler à la première occasion et de me balancer par-dessus bord ensuite. Quand je lui demandais pourquoi, il n’en savait rien et il me demandait à son tour ce que j’avais bien pu faire pour en arriver là. Nous en demeurions à ce doute. Ça pouvait durer longtemps. J’avais une sale gueule, voilà tout.

      On ne m’y reprendrait plus à voyager avec des gens aussi difficiles à contenter. Ils étaient tellement désœuvrés aussi, enfermés trente jours durant avec eux-mêmes qu’il en fallait très peu pour les passionner. D’ailleurs, dans la vie courante, réfléchissons que cent individus au moins dans le cours d’une seule journée bien ordinaire désirent votre pauvre mort, par exemple tous ceux que vous gênez, pressés dans la queue derrière vous au métro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui n’en ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achevé de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien d’autres. C’est incessant. On s’y fait. Sur le bateau ça se discerne mieux cette presse, alors c’est plus gênant.

      Dans cette étuve mijotante, le suint de ces êtres ébouillantés se concentre, les pressentiments de la solitude coloniale énorme qui va les ensevelir bientôt eux et leur destin, les faire gémir déjà comme des agonisants. Ils s’accrochent, ils mordent, ils lacèrent, ils en bavent. Mon importance à bord croissait prodigieusement de jour en jour. Mes rares arrivées à table aussi furtives et silencieuses que je m’appliquasse à les rendre prenaient l’ampleur de réels événements. Dès que j’entrais dans la salle à manger, les cent vingt passagers tressautaient, chuchotaient…

      Les officiers de la coloniale bien tassés d’apéritifs en apéritifs autour de la table du commandant, les receveurs buralistes, les institutrices congolaises surtout, dont l’Amiral-Bragueton emportait tout un choix, avaient fini de suppositions malveillantes en déductions diffamatoires par me magnifier jusqu’à l’infernale importance.

      À l’embarquement de Marseille, je n’étais guère qu’un insignifiant rêvasseur, mais à présent, par l’effet de cette concentration agacée d’alcooliques et de vagins impatients, je me trouvais doté, méconnaissable, d’un troublant prestige.

      Le Commandant du navire, gros malin trafiqueur et verruqueux, qui me serrait volontiers la main dans les débuts de la traversée, chaque fois qu’on se rencontrait à présent, ne semblait même plus me reconnaître, ainsi qu’on évite un homme recherché pour une sale affaire, coupable déjà… De quoi? Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur bêtise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls.

      D’après ce que je croyais discerner dans la malveillance compacte où je me débattais, une des demoiselles institutrices animait l’élément féminin de la cabale. Elle retournait au Congo, crever, du moins je l’espérais, cette garce. Elle quittait peu les officiers coloniaux aux torses moulés dans la toile éclatante et parés au surplus du serment qu’ils avaient prononcé de m’écraser ni plus ni moins qu’une infecte limace, bien avant la prochaine escale. On se demandait à la ronde si je serais aussi répugnant aplati qu’en forme. Bref, on s’amusait. Cette demoiselle attisait leur verve, appelait l’orage sur le pont de l’Amiral-Bragueton, ne voulait connaître de repos qu’après qu’on m’eût enfin ramassé pantelant, corrigé pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni d’oser exister en somme, rageusement battu, saignant, meurtri, implorant pitié sous la botte et le poing d’un de ces gaillards dont elle brûlait d’admirer l’action musculaire, le courroux splendide. Scène de haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un réveil. Ça valait un viol par gorille. Le temps passait et il est périlleux de faire attendre longtemps les corridas. J’étais la bête. Le bord entier l’exigeait, frémissant jusqu’aux soutes.

      La mer nous enfermait dans ce cirque boulonné. Les machinistes eux-mêmes étaient au courant. Et comme il ne nous restait plus que trois journées avant l’escale, journées décisives, plusieurs toreros s’offrirent. Et plus je fuyais l’esclandre et plus on devenait agressif, imminent à mon égard. Ils se faisaient déjà la main les sacrificateurs. On me coinça ainsi entre deux cabines, au revers d’une courtine. Je m’échappai de justesse, mais il me devenait franchement périlleux de me rendre aux cabinets. Quand nous n’eûmes donc plus que ces trois jours de mer devant nous j’en profitai pour définitivement renoncer à tous mes besoins naturels. Les hublots me suffisaient. Autour de moi tout était accablant de haine et d’ennui. Il faut dire aussi qu’il est incroyable cet ennui du bord, cosmique pour parler franchement. Il recouvre la mer, et le bateau, et les cieux. Des gens solides

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