La Vie Nouvelle (La Vita Nuova). Dante Alighieri
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Je ne crois pas qu'il en soit ainsi.
La Vita nuova est une oeuvre qui déborde de jeunesse et d'illusion; c'est au bord de clairs ruisseaux ou dans des milieux mondains que la scène se déroule, et les douleurs les plus poignantes y revêtent une douceur infinie; et, si le coeur se révolte, ce n'est que contre la nature et ses décrets impitoyables, et l'âme du Poète ne semble atteinte que par les blessures que ceux-ci lui ont infligées.
La Divine Comédie est l'oeuvre d'un âgé mûri, et qui a traversé les expériences les plus terribles et les épreuves les plus cruelles de la vie. Elle est l'expression des amertumes, des rancunes, des indignations que laissent les déceptions, les iniquités, et les trahisons. Elle est le cri d'un coeur torturé par la méchanceté des hommes.
Je ne pense donc pas que le poète de la Vita nuova, quand il la composa, ait eu une intuition prévise de la Divine Comédie. Quant aux passages auxquels je viens de faire allusion, et sur lesquels j'aurai à revenir dans mes Commentaires, il faut croire qu'ils y auront été introduits par de tardives interpolations.
III
Si l'on veut comprendre la construction et, si je puis ainsi dire, l'économie littéraire de la Vita nuova, il est nécessaire de jeter un coup d'oeil sur l'état de la littérature au moyen âge.
Pendant la longue période à laquelle on a donné ce nom, tandis que les moines, penchés sur les manuscrits héroïques de l'antiquité, préparaient à la Renaissance un héritage qu'ils lui conservaient pieusement, et tandis qu'une jeunesse avide de savoir se pressait de toutes parts vers les écoles célèbres d'alors, —pour s'y battre à coups des syllogismes sur le dos de la scolastique,—deux langues se formaient, la langue Italienne et la langue Française. Après avoir secoué le joug du latin, elles s'essayaient dans des idiomes, informes d'abord, puis devenus peu à peu capables de vivre de leur vie propre.
Dans les régions qui devaient être un jour le coeur de la France, les contes, les fabliaux, les mystères, s'inspiraient d'une verve libre, ironique, frondeuse, familière, souvent grossière, où Boccace a puisé ce qui lui a été depuis repris si largement. Les chansons de geste venaient y mêler leurs accens héroïques, et une poésie dite courtoise, mêlée de fables païennes et de légendes chrétiennes, était promenée dans les nobles résidences par les trouvères et les troubadours. Mais en général la langue d'Oïl ne dépassait guère l'idylle et la pastorale, et elle s'élevait rarement jusqu'aux régions éthérées où se plaisaient les langues du midi.[17]
Dans les pays du soleil, en Provence et en Italie, c'était des vers et des vers d'amour, où les rimeurs d'alors, comme tant de nos rimeurs modernes n'entretenaient guère leurs lecteurs, ou leurs auditeurs, que de leurs propres extases ou de leurs désespérances. Ces productions légères, que l'imprimerie ne pouvait encore conserver, se gardaient, se communiquaient dans l'intimité, étaient adressées aux gens lettrés, aux femmes, et s'échangeaient en manière de correspondances, se transmettant de mains en mains, comme ailleurs les produits d'une verve moins personnelle se laissaient colporter par les jongleurs et les ménestrels.
C'est ainsi que Dante lui-même, et les Guido, et toute la phalange des rimeurs de la langue du Si ou de la langue de l'Occo, jusqu'à Pétrarque enfin, préludaient aux accens plus virils de la Divine Comédie et de la Jérusalem délivrée.
Dante, dont l'oeuvre devait devancer l'époque où il vivait, appartenait encore à celle-ci par les sujets de ses premiers essais lyriques. Il aimait, comme tant de ses contemporains, à reproduire en rimes les événemens qui avaient frappé son attention, comme les émotions de son coeur et les rêves de son imagination.
La passion qui occupa la fin de son enfance et son adolescence, et à l'histoire de laquelle est consacrée la Vita nuova, fournit à ses instincts poétiques, comme il te déclare lui-même, une matière féconde. Et, «comme il s'était déjà de bonne heure essayé aux choses rimées», tous les incidens de sa vie amoureuse, et les drames qui pouvaient s'y rattacher, comme en peuvent rencontrer les existences les plus simples et les plus modestes, et ce que suscitaient en lui les mouvemens de son âme, ou bien les choses du dehors, devinrent les sujets des canzoni, des sonnets, des ballades, qui forment la trame de la Vita nuova.
Quelque temps après que la mort de la femme qu'il avait aimée fut venue tarir la source de ses expansions lyriques, il les recueillit, et il les reproduisit «dans ce petit livre, sinon textuellement, du moins suivant la signification qu'elles avaient.»
Mais d'abord il en fit un choix, il les retoucha, il y introduisit sans doute plus d'une interpolation, et il les relia par une prose qui nous aide à reconstruire cette douce et tendre histoire, mélancolique aurore des jours orageux que la destinée lui préparait.
IV
Ce que j'ai appelé plus haut l'économie littéraire de la Vita nuova est tout à fait particulier.
Celle-ci nous rappelle ces monumens composites où l'on retrouve le style et l'époque des constructions qui se sont superposées. Les élémens dont elle se compose peuvent être ramenés à trois ordres différens:
1° Une prose qui nous expose le récit. Son développement comprend la succession d'événemens, d'impressions et de sentimens dont l'évolution constitue la charpente même de l'oeuvre;
2° Des vers, sous forme de canzoni, de sonnets, de ballades se rapportant aux momens successifs que suit l'action du poème;
3° Des explications, divisions et subdivisions à l'infini, lesquelles, conformément aux règles de la scolastique, se rapportent à la structure et à la signification de chacune de ces poésies.
Le tout est contenu dans quarante-trois chapitres.
Mais cette exposition n'est pas précisément conforme à l'ordre chronologique de la composition.
Il n'est pas douteux que la première émanation de la Vita nuova appartient aux petits poèmes dans lesquels l'auteur nous initie aux sentimens intimes dont l'expression rimée est la trame véritable de son oeuvre. Chacun d'eux est le tableau, achevé dans sa concision, d'un état d'âme sollicité par les circonstances extérieures ou par sa propre inspiration.
Si l'on veut bien se reporter à ce qui a été exposé plus haut (page 16) au sujet des habitudes littéraires de cette époque, on pourra suivre la genèse de chacune de ces poésies, où l'auteur reproduisait à mesure, sous la forme que lui dictaient et son époque et son génie, ses impressions et ses pensées du moment.
Ceci comprend un intervalle de 16 années, si l'on veut compter depuis la première (1274) où naquit l'amour de Dante pour Béatrice jusqu'à la mort de celle-ci (1290); mais en réalité le roman ne déroule ses péripéties que pendant une durée de trois ou quatre années.
C'est après la mort de Béatrice que le Poète a rassemblé les expressions de ses expansions poétiques, et leur a donné un corps en composant, avec ses souvenirs,