Cara. Hector Malot
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Fils d'un ancien commis des Daguillon, cet Eugène Saffroy avait été recueilli, après la mort de ses parents, par madame Haupois-Daguillon, qui l'avait fait élever et instruire avec Léon, jusqu'au jour où celui-ci avait quitté le collége pour l'École de droit. À cette époque Eugène Saffroy était entré dans la maison de la rue Royale, et rapidement, par son zèle, par son activité, par son intelligence des affaires, il était devenu un employé modèle, réalisant ainsi le secret désir de madame Haupois-Daguillon qui avait été de faire de lui le soutien de Léon, c'est-à-dire l'homme de travail et le directeur réel de la maison dont Léon serait bientôt le chef en nom beaucoup plus qu'en fait.
Lorsqu'on a de pareilles visées sur un homme qui, par son activité et son intelligence, peut se créer partout une bonne situation, on ne saurait trop le ménager pour se l'attacher solidement.
C'était ce qu'avait fait madame Haupois-Daguillon et, sous le double rapport des intérêts et des relations, elle l'avait traité aussi généreusement que possible; non-seulement il avait une part dans les bénéfices de la maison, mais encore il trouvait son couvert mis tous les dimanches, à Paris pendant l'hiver, et pendant l'été au château de Noiseau: il était presque un associé, et jusqu'à un certain point un membre de la famille.
Cette position l'avait mis en relations fréquentes avec Madeleine, qu'il voyait tous les jours de la semaine pendant les heures qu'elle passait dans les magasins de la rue Royale auprès de sa tante, et le dimanche quand il venait dîner à Noiseau.
Tout d'abord Madeleine n'avait pas pris garde à ses attentions et à ses politesses, mais bientôt elle avait dû reconnaître qu'il n'était pour personne ce qu'il était pour elle.
Alors elle s'était renfermée dans une extrême réserve; mais, sans se décourager, il avait persisté, s'empressant au-devant d'elle lorsqu'elle arrivait, cherchant sans cesse à lui adresser la parole, et, ce qu'il y avait de particulier, le faisant plus librement lorsque M. ou madame Haupois-Daguillon étaient présents, comme s'il se savait assuré de leur consentement.
Madeleine était assez femme pour ne pas se tromper sur la nature de ces politesses. Saffroy lui faisait la cour ou tout au moins cherchait à lui plaire; à la vérité, c'était avec toutes les marques du plus grand respect, mais enfin le fait n'en existait pas moins, et il était visible pour tous.
Comment son oncle, comment sa tante ne s'en apercevaient-ils pas? S'en apercevant, comment ne disaient-ils rien?
Cela était étrange.
La soeur de Léon, la baronne Camille Valentin, lorsqu'elle revint de la campagne, se chargea de l'éclairer à ce sujet.
Au temps où Camille venait passer une partie de ses vacances à Rouen, elle n'avait pas grande amitié pour sa cousine Madeleine, mais maintenant la situation n'était plus la même, Madeleine était malheureuse, orpheline, pauvre, et c'était assez pour que la baronne Valentin, qui ne désirait rien tant que de trouver «des personnes intéressantes» qu'elle pût conseiller, secourir et protéger, lui témoignât une active sympathie.
Son premier mot, lorsqu'elle avait trouvé Madeleine installée chez ses parents et l'avait embrassée affectueusement, avait été pour lui dire tout bas à l'oreille:
—Sois tranquille, je te marierai; mon mari, tu le sais, a les plus belles relations.
Quelques jours plus tard, lorsqu'elle avait remarqué l'attitude de Saffroy, elle s'était expliqué franchement et vigoureusement sur les prétentions du commis:
—Tu vois, n'est-ce pas, que monseigneur de Saffroy,—elle se plaisait à se moquer des roturiers en leur donnant la particule,—tu vois que monseigneur de Saffroy te fait la cour. Mais ce que tu ne vois peut-être pas, c'est qu'il est encouragé par mon père et ma mère.
—Ils te l'ont dit? s'écria Madeleine.
—Non, mais cela n'était pas nécessaire; j'ai des yeux pour voir, il me semble. D'ailleurs, cette faveur que mon père et ma mère accordent à Saffroy entre dans leur système: ils veulent se l'attacher et ils vont jusqu'à vouloir en faire leur neveu, parce qu'alors ils seront bien certains qu'il ne se séparera jamais de Léon et qu'il s'exterminera toute la vie pour lui. Ce n'est pas maladroit, mais cela ne sera pas. D'abord, parce que nous trouvons que Saffroy n'a déjà que trop de puissance dans la maison. Et puis, parce, qu'il ne peut pas te convenir. Allons donc, toi, madame Saffroy, toi une Bréauté de Valletot! Sois tranquille, tu seras de notre monde et non une boutiquière.
XIV
Dans ces circonstances, Madeleine crut que le mieux était de se conduire, avec Saffroy de façon à ce que celui-ci comprit bien qu'elle ne serait jamais sa femme: si elle lui inspirait cette conviction, il renoncerait sans doute à son projet; on n'épouse pas volontiers une jeune fille qui vous dit sur tous les tons, qui vous crie bien haut et bien clairement qu'elle ne vous aime pas.
Mais la choses ne tournèrent point comme elle l'avait espéré; Saffroy ne montra aucun découragement, et, comme elle persistait dans sa réserve et sa froideur, sa tante intervint entre eux.
—Que t'a donc fait Saffroy? lui demanda-t-elle un soir que le jeune commis avait été tenu à distance avec plus de raideur encore que de coutume.
—Mais rien.
—Alors, mon enfant, permets-moi de te dire que je te trouve bien hautaine avec lui.
—Hautaine!
—Dure, si tu aimes mieux, raide et cassante. Saffroy, tu le sais, est notre ami bien plus que notre employé; il a toute notre confiance. Et j'ajoute qu'il la mérite pleinement sous tous les rapports, il mérite d'être aimé; jeune, beau garçon, intelligent, instruit, il rendra heureuse la femme qu'il épousera et il lui donnera une belle position dans le monde.
Disant cela elle regarda Madeleine avec attention, l'enveloppant entièrement d'un coup d'oeil profond.
Puis, après un moment de réflexion, elle continua:
—Puisque nous avons parlé de Saffroy, il convient d'aller jusqu'au bout, dit-elle.
Et, lui prenant les deux mains, elle l'attira vers elle, de manière à la bien tenir sous ses yeux:
—Tu n'as pas oublié que nous t'avons dit que tu serais notre fille. Ce rôle que nous voulons prendre dans ta vie nous impose des obligations sérieuses; la première et la plus importante est de penser à ton avenir, c'est-à-dire à ton mariage.
—Mais ma tante....
—Pour une jeune fille toute l'existence n'est-elle pas dans le mariage? Tu veux me dire sans doute que ce n'est point en ce moment que tu peux songer au mariage. Nous partageons ton sentiment. Mais nous serions coupables, tu en conviendras, si nous n'avions souci que de l'heure présente; nous devons nous préoccuper du lendemain, et c'est ce que nous faisons.
Madeleine écoutait avec inquiétude, car elle ne voyait que trop clairement où l'entretien allait aboutir.
—En raisonnant ainsi, continua madame Haupois-Daguillon, nous ne voulons pas, comme certains parents