La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Madame d' Aulnoy
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Читать онлайн книгу La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Madame d' Aulnoy страница 12
»Elle crut avoir beaucoup gagné sur elle d'être sortie de cette conversation sans répondre aussi favorablement que son cœur l'aurait souhaité; mais l'amour est un séducteur qu'il ne faut point du tout écouter, si l'on veut s'en défendre. Depuis ce jour, Don Louis commença de se croire heureux, quoiqu'il manquât beaucoup de choses à sa parfaite félicité: la marquise avait, en effet, un principe de vertu qui s'opposait toujours avec succès aux désirs de son amant.
»Il n'avait plus ces scrupules d'amitié pour le marquis de Barbaran, qui avaient si fort troublé son repos. L'amour avait entièrement banni l'amitié; il le haïssait même en secret.
»Enfin, Don Louis se flattant que, peut-être, il pourrait trouver un moment favorable pour toucher le cœur de la marquise de quelque pitié, il le cherchait avec soin, et pour le trouver, un jour qu'il faisait excessivement chaud, sachant bien que la marquise avait la coutume de se retirer pour dormir l'après-midi, comme c'est un usage que chacun suit en ce pays-là, il vint chez elle, ne doutant pas que tout le monde ne fût endormi.
«Elle était dans un appartement bas qui donnait sur le jardin; tout était fermé, et ce ne fut qu'à la faveur d'un faux jour qu'il vit sur son lit cette charmante personne; elle dormait d'un profond sommeil. Elle était à demi déshabillée, et il eut le temps de découvrir des beautés qui augmentaient encore la force de sa passion. Il s'approcha si doucement d'elle, qu'elle ne s'éveilla point; il y avait déjà quelques moments qu'il la regardait avec tous les transports d'un homme qui ne se possède plus, lorsque, voyant sa gorge nue, il ne put s'empêcher de lui faire un larcin amoureux. Elle se réveilla en sursaut, elle n'avait pas encore les yeux bien ouverts, la chambre était sombre, et elle n'aurait jamais pu croire que Don Louis eût été si téméraire. Je vous ai dit, Madame, qu'il ressemblait beaucoup au marquis de Barbaran; elle ne douta donc point que ce fût lui, et le nommant plusieurs fois mon cher marquis et mon cher époux, elle l'embrassa tendrement. Il connut bien son erreur; quelque plaisir qu'elle lui procurât, il aurait souhaité n'en être redevable qu'aux bontés de sa maîtresse. Mais, ô ciel! quel contre-temps! le marquis vint dans ce dangereux moment, et ce ne fut pas sans la dernière fureur qu'il vit la liberté que Don Louis prenait auprès de sa femme. Au bruit qu'il avait fait en entrant, elle avait tourné les yeux vers la porte, et voyant entrer son mari qu'elle croyait auprès d'elle, l'on ne peut rien ajouter à sa surprise et à son affliction de se trouver entre les bras d'un autre. Don Louis, désespéré de cette aventure, se flatta que peut-être il ne l'aurait pas reconnu; il passa promptement dans la galerie; et trouvant une fenêtre ouverte qui donnait sur le jardin, il s'y jeta et sortit aussitôt par une porte de derrière. Le marquis le poursuivit sans pouvoir le joindre. En revenant sur ses pas, il trouva malheureusement le portrait de la marquise qui était tombé du bras de Don Louis comme il courait. Il fit sur-le-champ de très-cruelles réflexions; un tête-à-tête de Don Louis et de sa femme à une heure où les dames ne voient personne, ce portrait rattaché de ses cheveux qu'il venait de laisser tomber, enfin avoir vu la marquise l'embrasser, tout cela ensemble lui donna lieu de soupçonner sa vertu. «Je suis trahi, s'écria-t-il, je suis trahi par tout ce que j'aimais au monde; qui peut être aussi malheureux que moi?» En achevant ces mots, il rentra dans la chambre de sa femme. Elle se jeta d'abord à ses pieds, et, fondant en larmes, elle voulut se justifier et lui faire connaître son innocence; mais le démon de la jalousie le possédait à un tel point, qu'il la repoussa avec violence, il n'écouta plus que les transports de sa rage et de son désespoir, et détournant les yeux, pour ne pas voir un objet aussi aimable et qu'il avait tant aimé, il eut la barbarie d'enfoncer son poignard dans le sein de la plus belle et de la plus vertueuse femme du monde. Elle se laissa égorger comme une innocente victime, et son âme sortit avec un ruisseau de sang.
«O Dieu! m'écriai-je, trop imprudent Don Louis, pourquoi abandonniez-vous cette charmante personne aux fureurs d'un mari amoureux, emporté et jaloux? Vous l'auriez arrachée de ses cruelles mains.—Hélas! Madame, reprit ce gentilhomme, il sortit sans réflexion, et s'il avait pu prévoir un tel malheur, que n'aurait-il pas fait?»
«Aussitôt que l'infortunée marquise eut rendu les derniers soupirs, son bourreau ferma son appartement, prit tout ce qu'il avait de pierreries et d'argent, monta à cheval et s'enfuit avec une diligence extrême. Don Louis, inquiet et plus amoureux qu'il ne l'avait jamais été, revint le soir chez elle, au hasard de tout ce qui pourrait lui arriver. Il fut surpris quand on lui dit qu'elle avait toujours dormi, que sa chambre était encore fermée et que le marquis était monté à cheval. Un pressentiment secret commença de lui faire tout craindre; il fut vite dans le jardin, et par la même fenêtre qu'il avait trouvée ouverte, il entra dans la galerie et de là dans la chambre. Il y faisait si sombre, qu'il marchait à tâtons, lorsqu'il sentit quelque chose qui faillit le faire tomber. Il se baissa et connut bien que c'était un corps mort. Il poussa un grand cri, et ne doutant point que ce fût celui de sa chère maîtresse, il tomba pâmé de douleur. Quelques-unes des femmes de la marquise se promenaient sous les fenêtres de son appartement; elles entendirent les cris de Don Louis; elles montèrent aisément par la même fenêtre et entrèrent. Quel triste spectacle, bon Dieu! peut-on se le figurer! l'amante morte, l'amant prêt à mourir; je ne trouve point de paroles qui vous puissent bien exprimer l'état où il était. Il ne fut pas plutôt revenu à soi par la force des remèdes, que sa douleur, sa rage et son désespoir éclatèrent avec tant de violence, que l'on croyait qu'il n'y aurait jamais rien qui pût le consoler, et je suis persuadé qu'il n'aurait point survécu à celle dont il venait de causer la perte, si le désir de la venger ne l'avait encore animé.
«Il partit comme un furieux à la quête du marquis de Barbaran, il le chercha partout sans pouvoir le trouver. Il parcourut l'Italie, passa par l'Allemagne, il revint en Flandre, il se rendit en France. On l'assura que le marquis était à Valence, en Espagne. Il y fut et ne l'y rencontra point. Enfin, trois ans s'étant écoulés sans qu'il pût trouver les moyens de sacrifier son ennemi aux mânes de sa maîtresse; la grâce qui peut tout, et particulièrement sur les grandes âmes, toucha la sienne si efficacement, que tout à coup il changea ses désirs de vengeance en des désirs sérieux de faire son salut et de sortir du monde.
«Étant