Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo). Fiódor Dostoievski
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La générale était restée en adoration devant son mari. Ce qui l'avait particulièrement charmée en lui, c'est qu'il était général, faisant d'elle une générale. Elle avait dans la maison son appartement particulier où elle vivait avec ses domestiques, ses commères et ses chiens. Dans la ville, on la traitait en personne d'importance et elle se consolait de son infériorité domestique par tous les potins qu'on lui relatait, par les invitations aux baptêmes, aux mariages et aux parties de cartes. Les mauvaises langues lui apportaient des nouvelles et la première place lui était toujours réservée où qu'elle fût. En un mot, elle jouissait de tous les avantages inhérents à sa situation de générale.
Quant au général, il ne se mêlait de rien, mais il se plaisait à railler cruellement sa femme devant les étrangers, se posant des questions dans le genre de celle-ci: «Comment ai-je bien pu me marier avec cette faiseuse de brioches?» Et personne n'osait lui tenir tête. Mais, peu à peu, toutes ses connaissances l'avaient abandonné. Or, la compagnie lui était indispensable, car il aimait à bavarder, à discuter, à tenir un auditeur. C'était un libre penseur, un athée à l'ancienne mode; il n'hésitait pas à traiter les questions les plus ardues.
Mais les auditeurs de la ville ne goûtaient point ce genre de conversation et se faisaient de plus en plus rares. On avait bien tenté d'organiser chez lui un whist préférence, mais les parties se terminaient ordinairement par de telles fureurs du général que Madame et ses amis brûlaient des cierges, disaient des prières, faisaient des réussites, distribuaient des pains dans les prisons pour écarter d'eux ce redoutable whist de l'après-midi qui ne leur valait que des injures, et parfois même des coups au sujet de la moindre erreur. Le général ne se gênait devant personne et, pour un rien qui le contrariait, il braillait comme une femme, jurait comme un charretier, jetait sur le plancher les cartes déchirées et mettait ses partenaires à la porte. Resté seul, il pleurait de rage et de dépit, tout cela parce qu'on avait joué un valet au lieu d'un neuf. Sur la fin, sa vue s'étant affaiblie, il lui fallut un lecteur et l'on vit apparaître Foma Fomitch Opiskine.
J'avoue annoncer ce personnage avec solennité, car il est sans conteste le héros de mon récit. Je n'expliquerai pas les raisons qui lui méritent l'intérêt, trouvant plus décent de laisser au lecteur lui-même le soin de résoudre cette question.
Foma Fomitch, en s'offrant au général Krakhotkine, ne demanda d'autre salaire que sa nourriture! D'où sortait-il? Personne ne le savait. Je me suis renseigné et j'ai pu recueillir certaines particularités sur le passé de cet homme remarquable. On disait qu'il avait servi quelque part et qu'il avait souffert «pour la vérité». On racontait aussi qu'il avait jadis fait de la littérature à Moscou. Rien d'étonnant à cela et son ignorance crasse n'était pas pour entraver une carrière d'écrivain. Ce qui est certain, c'est que rien ne lui avait réussi et, qu'en fin de compte, il s'était vu contraint d'entrer au service du général en qualité de lecteur-victime. Aucune humiliation ne lui fut épargnée pour le pain qu'il mangeait.
Il est vrai qu'à la mort du général, quant Foma Fomitch passa tout à coup au rang de personnage, il nous assurait que sa condescendance à l'emploi de bouffon n'avait été qu'un sacrifice à l'amitié. Le général était son bienfaiteur; à lui seul, Foma, cet incompris avait confié les grands secrets de son âme et si lui, Foma, avait consenti, sur l'ordre de son maître, à présenter des imitations de toutes sortes d'animaux et autres tableaux vivants, c'était uniquement pour distraire et égayer ce martyr, cet ami perclus de douleurs. Mais ces assertions de Foma Fomitch sont sujettes à caution.
En même temps et du vivant même du général, Foma Fomitch jouait un rôle tout différent dans les appartements de Madame. Comment en était-il venu là? C'est une question assez délicate à résoudre pour un profane quand il s'agit de pareils mystères. Toujours est- il que la générale professait pour lui une sorte d'affection pieuse et de cause inconnue. Graduellement, il avait acquis une extraordinaire influence sur la partie féminine de la maison du général, influence analogue à celle exercée sur quelques dames par certains sages et prédicateurs de maisons d'aliénés.
Il donnait des lectures salutaires à l'âme, parlait avec une éloquence larmoyante des diverses vertus chrétiennes, racontait sa vie et ses exploits. Il allait à la messe et même à matines, prophétisait dans une certaine mesure, mais il était surtout passé maître en l'art d'expliquer les rêves et dans celui de médire du prochain. Le général, qui devinait ce qui se passait chez sa femme, s'en autorisait pour tyranniser encore mieux son souffre- douleur, mais cela ne servait qu'à rehausser son prestige de héros aux yeux de la générale et de toute sa domesticité.
Tout changea du jour où le général passa de vie à trépas, non sans quelque originalité. Ce libre penseur, cet athée avait été pris d'une peur terrible, priant, se repentant, s'accrochant aux icônes, appelant les prêtres. Et l'on disait des messes et on lui administrait les sacrements, tandis que le malheureux criait qu'il ne voulait pas mourir et implorait avec des larmes le pardon de Foma Fomitch. Et voici comment l'âme du général quitta sa dépouille mortelle.
La fille du premier lit de la générale, ma tante Prascovia Ilinichna, vieille fille et victime préférée du général — qui n'avait pu s'en passer pendant ses dix ans de maladie, car elle seule savait le contenter par sa complaisance bonasse, — s'approcha du lit et, versant un torrent de larmes, voulut arranger un oreiller sous la tête du martyr. Mais le martyr la saisit, comme l'occasion, par les cheveux et les lui tira trois fois en écumant de rage.
Dix minutes plus tard, il était mort. On en fit part au colonel malgré que la générale eût déclaré qu'elle aimait mieux mourir que de le voir en un pareil moment, et l'enterrement somptueux fut naturellement payé par ce fils impie que l'on ne voulait pas voir.
Un mausolée de marbre blanc fut élevé à Kniazevka, village totalement ruiné et divisé entre plusieurs propriétaires, où le général possédait ses cent âmes et le marbre en fut zébré d'inscriptions célébrant l'intelligence, les talents, la grandeur d'âme du général avec mention de son grade et de ses décorations. La majeure partie de ce travail épigraphique était due à Foma Fomitch.
Pendant longtemps, la générale refusa le pardon à son fils révolté. Entourée de ses familiers et de ses chiens, elle criait à travers ses sanglots qu'elle mangerait du pain sec, qu'elle boirait ses larmes, qu'elle irait mendier sous les fenêtres plutôt que de vivre à Stépantchikovo avec «l'insoumis» et que jamais, jamais elle ne mettrait les pieds dans cette maison. Les dames prononcent d'ordinaire ces mots: les pieds avec une grande véhémence, mais l'accent qu'y savait mettre la générale était de l'art. Elle donnait à son éloquence un cours intarissable…cependant qu'on préparait activement les malles pour le départ.
Le colonel avait fourbu ses chevaux à faire quotidiennement les quarante verstes qui séparaient Stépantchikovo de la ville, mais ce fut seulement quinze jours après l'inhumation qu'il obtint la permission de paraître sous les regards courroucés de sa mère.
Foma Fomitch menait les négociations. Quinze jours durant, il reprochait à l'insoumis sa conduite «inhumaine», le faisait pleurer de repentir, le poussait presque au désespoir, et ce fut le début de l'influence despotique prise depuis par Foma sur mon pauvre oncle. Il avait compris à quel homme il avait affaire et que son rôle de bouffon était fini, qu'il allait pouvoir devenir à l'occasion un gentilhomme et il prenait une sérieuse revanche.