Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo). Fiódor Dostoievski
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Dans l'excès de son zèle, Foma avait même été un peu loin, mais c'était l'habituel aboutissement de son éloquence. Comme on le pense bien, la générale avait fini par honorer Stépantchikovo de son arrivée en compagnie de toute sa domesticité, de ses chiens, de Foma Fomitch et de la demoiselle Pérépélitzina, sa confidente. Elle allait essayer — disait-elle — de vivre avec son fils et éprouver la valeur de son respect. On imagine la situation du colonel au cours de cette épreuve. Au début, en raison de son deuil récent, elle croyait devoir donner carrière à sa douleur deux ou trois fois par semaine, au souvenir de ce cher général à jamais perdu et à chaque fois, sans motif apparent, le colonel recevait une semonce.
De temps en temps, et surtout en présence des visiteurs, elle appelait son petit-fils Ilucha ou sa petite-fille Sachenka et, les faisant asseoir auprès d'elle, elle couvrait d'un regard long et triste ces malheureux petits êtres à l'avenir tant compromis par un tel père, poussait de profonds soupirs et pleurait bien une bonne heure. Malheur au colonel s'il ne savait comprendre ces larmes! Et le pauvre homme, qui ne le savait presque jamais, venait comme à plaisir se jeter dans la gueule du loup et devait essuyer de rudes assauts. Mais son respect n'en était pas altéré; il en arrivait même au paroxysme. La générale et Foma sentirent tous deux que la terreur suspendue sur leurs têtes pendant de si longues années était chassée à jamais.
De temps à autre, la générale tombait en syncope, et, dans le remue-ménage qui s'ensuivait, le colonel s'effarait, tremblant comme la feuille.
— Fils cruel! criait-elle en retrouvant ses sens, tu me déchires les entrailles!… mes entrailles! mes entrailles!
— Mais, ma mère, qu'ai-je fait? demandait timidement le colonel.
— Tu me déchires les entrailles! il tente de se justifier! Quelle audace! Quelle insolence! Ah! fils cruel!… Je me meurs!
Le colonel restait anéanti. Cependant, la générale finissait toujours par se reprendre à la vie et une demi-heure plus tard, le colonel, attrapant le premier venu par le bouton de sa jaquette, lui disait:
— Vois-tu, mon cher, c'est une grande dame, une générale! La meilleure vieille du monde, seulement, tu sais, elle est accoutumée à fréquenter des gens distingués et moi, je suis un rustre. Si elle est fâchée, c'est que je suis fautif. Je ne saurais te dire en quoi, mais je suis dans mon tort.
Dans des cas pareils, la demoiselle Pérépélitzina, créature plus que mûre, parsemée de postiches, aux petits yeux voraces, aux lèvres plus minces qu'un fil et qui haïssait tout le monde, croyait se devoir de sermonner le colonel.
— Tout cela n'arriverait pas si vous étiez plus respectueux, moins égoïste, si vous n'offensiez pas votre mère. Elle n'est pas accoutumée à de pareilles manières. Elle est générale, tandis que vous n'êtes qu'un simple colonel.
— C'est Mademoiselle Pérépélitzina, expliquait le colonel à son auditeur, une bien brave demoiselle qui prend toujours la défense de ma mère… une personne exceptionnelle et la fille d'un lieutenant-colonel. Rien que cela!
Mais, bien entendu, cela n'était qu'un prélude. Cette même générale, si terrible avec le colonel, tremblait à son tour devant Foma Fomitch qui l'avait complètement ensorcelée. Elle en était folle, n'entendait que par ses oreilles, ne voyait que par ses yeux. Un de mes petits cousins, hussard en retraite, jeune encore mais criblé de dettes, ayant passé quelque temps chez mon oncle, me déclara tout net sa profonde conviction que des rapports intimes existaient entre la générale et Foma. Je n'hésitai pas à repousser une pareille hypothèse comme grotesque et par trop naïve. Non, il y avait autre chose que je ne pourrai faire saisir au lecteur qu'en lui expliquant le caractère de Foma Fomitch, tel que je le compris plus tard moi-même.
Imaginez-vous un être parfaitement insignifiant, nul, niais, un avorton de la société, sans utilisation possible, mais rempli d'un immense et maladif amour-propre que ne justifiait aucune qualité. Je tiens à prévenir mes lecteurs: Foma Fomitch est la personnification même de cette vanité illimitée qu'on rencontre surtout chez certains zéros, envenimés par les humiliations et les outrages, suant la jalousie par tous les pores au moindre succès d'autrui. Il n'est pas besoin d'ajouter que tout cela s'assaisonne de la plus extravagante susceptibilité.
On va se demander d'où peut provenir une pareille infatuation. Comment peut-elle germer chez d'aussi pitoyables êtres de néant que leur condition même devrait renseigner sur la place qu'ils méritent? Que répondre à cela? Qui sait? Il est peut-être parmi eux des exceptions au nombre desquelles figurerait mon héros. Et Foma est, en effet, une exception, comme le lecteur le verra par la suite. En tout cas, permettez-moi de vous le demander; êtes- vous bien sûr que tous ces résignés, qui considèrent comme un bonheur de vous servir de paillasses, que vos pique-assiettes aient dit adieu à tout amour-propre? Et ces jalousies, ces commérages, ces dénonciations, ces méchants propos qui se tiennent dans les coins de votre maison même, à côté de vous, à votre table? Qui sait si, chez certains chevaliers errants de la fourchette, sous l'influence des incessantes humiliations qu'ils doivent subir, l'amour-propre, au lieu de s'atrophier, ne s'hypertrophie pas, devenant ainsi la monstrueuse caricature d'une dignité peut-être entamée primitivement, au temps de l'enfance, par la misère et le manque de soins.
Mais je viens de dire que Foma Fomitch était une exception à la règle générale. Homme de lettres, jadis, il avait souffert d'être méconnu et la littérature en a perdu d'autres que lui; je dis: la littérature méconnue. J'incline à penser qu'il avait connu les déboires, même avant ses tentatives littéraires et qu'en divers métiers, il avait reçu plus de chiquenaudes que d'appointements. Cela, je le suppose, mais, ce que je sais positivement, c'est qu'il avait réellement confectionné un roman dans le genre de ceux qui servaient de pâture à l'esprit du Baron Brambeus (Pseudonyme de Jenkovski, écrivain russe très connu). Sans doute beaucoup de temps avait passé depuis, mais l'aspic de la vanité littéraire fait parfois des piqûres bien profondes et mêmes incurables, surtout chez les individus bornés.
Désabusé dès son premier pas dans la carrière des lettres, Foma Fomitch s'était à jamais joint au troupeau des affligés, des déshérités, des errants. Je pense que c'est de ce moment que se développa chez lui cette vantardise, ce besoin de louanges, d'hommages, d'admiration et de distinction. Ce pitre avait trouvé moyen de rassembler autour de lui un cercle d'imbéciles extasiés. Son premier besoin était d'être le premier quelque part, n'importe où, de vaticiner, de fanfaronner, et si personne ne le flattait, il s'en chargeait lui-même. Une fois qu'il fut devenu le maître incontesté de la maison de mon oncle, je me souviens de l'avoir entendu prononcer les paroles que voici:
«Je ne resterai plus longtemps parmi vous — et son ton s'emplissait d'une gravité mystérieuse — Quand je vous aurait tous établis et que je vous aurai fait saisir le sens de la vie, je vous dirai adieu et je m'en irai à Moscou pour y fonder une revue. Je ferai des cours où passeront mensuellement trente mille auditeurs. Alors, mon nom retentira partout et malheur à mes ennemis!»
Mais, tout en attendant la gloire, ce génie exigeait une récompense immédiate. Il est toujours agréable d'être payé d'avance et surtout dans un cas pareil. Je sais que Foma se présentait sérieusement à mon oncle comme