Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo). Fiódor Dostoievski
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Il vous est maintenant loisible d'imaginer ce que pouvait devenir ce Foma après toute une existence d'humiliations, de persécutions et peut-être même de taloches, ce Foma sensuel et vaniteux au fond, ce Foma écrivain méconnu, ce Foma qui gagnait son pain à bouffonner, ce Foma à l'âme de tyran en dépit de sa nullité, ce Foma vantard et insolent à l'occasion! ce qu'il pouvait devenir, ce Foma, quand il connut enfin les honneurs et la gloire, quand il se vit admiré et choyé d'une protectrice idiote et d'un protecteur fasciné et débonnaire, chez qui il avait enfin trouvé à s'implanter après tant de pérégrinations! Mais il me faut ici développer le caractère de mon oncle; le succès de Foma serait incompréhensible sans cela, autant que la maîtrise qu'il exerçait dans la maison et que sa métamorphose en grand homme.
Mon oncle n'était pas seulement bon, mais encore d'une extrême délicatesse sous son écorce un peu grossière, et d'un courage à toute épreuve. J'ose employer ce terme de courage, car aucun devoir, aucune obligation ne l'eussent arrêté; il ne connaissait pas d'obstacles. Son âme noble était pure comme celle d'un enfant. Oui, à quarante ans, c'était un enfant expansif et gai, prenant les hommes pour des anges, s'accusant de défauts qu'il n'avait pas, exagérant les qualités des autres, en découvrant même où il n'y en avait jamais eu. Il était de ces grands coeurs qui ne sauraient sans honte supposer le mal chez les autres, qui parent le prochain de toutes les vertus, qui se réjouissent de ses succès, qui vivent sans relâche dans un monde idéal, qui prennent sur eux toutes leurs fautes. Leur vocation est de sacrifier aux intérêts d'autrui. On l'eût pris pour un être veule et faible de caractère et sans doute, il était trop faible; cependant, ce n'était pas manque d'énergie, mais crainte d'humilier, crainte de faire souffrir ses semblables qu'il aimait tous.
Au surplus, il ne montrait de faiblesse que dans la défense de ses propres intérêts, n'hésitant jamais à les sacrifier pour des gens qui se moquaient de lui. Il lui semblait impossible qu'il eût des ennemis; il en avait cependant, mais ne les voyait point. Ayant une peur bleue des cris et des disputes, il cédait toujours et se soumettait en tout, mais par bonhomie, par délicatesse et — disait-il, en vue d'éloigner tout reproche de faiblesse — «pour que tout le monde fût content».
Il va sans dire qu'il était prêt à subir toute noble influence, ce qui permettait à telle canaille habile de s'emparer de lui jusqu'à l'entraîner dans quelque mauvaise action présentée sous le voile d'une intention pure. Car mon oncle était follement confiant et ce fut pour lui la cause de beaucoup d'erreurs. Après de douloureux combats, lorsqu'il finît par reconnaître la malhonnêteté de son conseiller, il ne manquait pas de prendre toute la faute à son compte.
Figurez-vous maintenant sa maison livrée à une idiote capricieuse, en adoration devant un autre imbécile jusque là terrorisé par son général et brûlant du désir de se dédommager du passé, une idiote devant laquelle mon oncle croyait devoir s'incliner parce qu'elle était sa mère. On avait commencé par convaincre le pauvre homme qu'il était grossier, brutal, ignorant et d'un égoïsme révoltant, et il importe de remarquer que la vieille folle parlait sincèrement.
Foma était sincère, lui aussi. Puis, on avait ancré dans l'esprit de mon oncle cette conviction que Foma lui avait été envoyé par le ciel pour le salut de son âme et pour la répression de ses abominables vices; car n'était-il pas un orgueilleux, toujours à se vanter de sa fortune et capable de reprocher à Foma le morceau de pain qu'il lui donnait? Mon pauvre oncle avait fini par contempler douloureusement l'abîme de sa déchéance, il voulait s'arracher les cheveux, demander pardon…
— C'est ma faute! disait-il à ses interlocuteurs, c'est ma faute! On doit se montrer délicat envers celui auquel on rend service… Que dis-je? Quel service? je dis des sottises; ce n'est pas moi qui lui rends service; c'est lui, au contraire qui m'oblige en consentant à me tenir compagnie. Et voilà que je lui ai reproché ce morceau de pain!… C'est-à-dire, je ne lui ai rien reproché, mais j'ai certainement dû laisser échapper quelques paroles imprudentes comme cela m'arrive souvent… C'est un homme qui a souffert, qui a accompli des exploits, qui a soigné pendant dix ans son ami malade, malgré les pires humiliations; cela vaut une récompense!… Et puis l'instruction!… Un écrivain! un homme très instruit et d'une très grande noblesse…
La seule image de ce Foma instruit et malheureux en butte aux caprices d'un malade hargneux, lui gonflait le coeur d'indignation et de pitié. Toutes les étrangetés de Foma, toutes ses méchancetés, mon oncle les attribuait aux souffrances passées, aux humiliations subies, qui n'avaient pu que l'aigrir. Et, dans son âme noble et tendre, il avait décidé qu'on ne pouvait être aussi exigeant à l'égard d'un martyr qu'à celui d'un homme ordinaire, qu'il fallait non seulement lui pardonner, mais encore panser ses plaies avec douceur, le réconforter, le réconcilier avec l'humanité. S'étant assigné ce but, il s'enthousiasma jusqu'à l'impossible, jusqu'à s'aveugler complètement sur la vulgarité de son nouvel ami, sur sa gourmandise, sur sa paresse, sur son égoïsme, sur sa nullité. Mon oncle avait une foi absolue dans l'instruction, dans le génie de Foma. Ah! mais j'oublie de dire que le colonel tombait en extase aux mots «littérature» et «science», quoiqu'il n'eût lui-même jamais rien appris.
C'était une de ses innocentes particularités.
— Il écrit un article! disait-il en traversant sur la pointe des pieds les pièces avoisinant le cabinet de travail de Foma Fomitch, et il ajoutait avec un air mystérieux et fier: — Je ne sais au juste ce qu'il écrit, peut-être une chronique… mais alors quelque chose d'élevé… Nous ne pouvons pas comprendre cela, nous autres… Il m'a dit traiter la question des forces créatrices. Ça doit être de la politique. Oh! son nom sera célèbre et entraînera le nôtre dans sa gloire… Lui-même me le disait encore tout à l'heure, mon cher…
Je sais positivement que, sur l'ordre de Foma, mon oncle dut raser ses superbes favoris blond foncé, son tyran ayant trouvé qu'ils lui donnaient l'air français et par conséquent fort peu patriote. Et puis, peu à peu, Foma se mit à donner de sages conseils pour la gérance de la propriété; ce fut effrayant!
Les paysans eurent bientôt compris de quoi il retournait et qui était le véritable maître, et ils se grattaient la nuque. Il m'arriva de surprendre un entretien de Foma avec eux. Foma avait déclaré qu'il»aimait causer avec l'intelligent paysan russe» et, quoiqu'il ne sût pas distinguer l'avoine du froment, il n'hésita pas à disserter d'agriculture. Puis il aborda les devoirs sacrés du paysan envers son seigneur. Après avoir effleuré la théorie de l'électricité et la question de la répartition du travail, auxquelles il ne comprenait rien, après avoir expliqué à son auditoire comment la terre tourne autour du soleil, il en vint, dans l'essor de son éloquence, à parler des ministres. (Pouchkine a raconté l'histoire d'un père persuadant à son fils âgé de quatre ans que «son petit père était si courageux que le tsar lui-même l'aimait»… Ce petit père avait besoin d'un auditeur de quatre ans; c'était un Foma Fomitch.)… Les paysans l'écoutaient avec vénération.
— Dis donc, mon petit père, combien avais-tu d'appointements? lui demanda soudain Arkhip Korotkï, un vieillard aux cheveux tout blancs, dans une intention évidemment flatteuse. Mais la question sembla par trop familière à Foma, qui ne pouvait supporter la familiarité.
— Qu'est-ce que cela peut te faire, imbécile? répondit-il en regardant le malheureux paysan avec mépris. Qu'est-ce qui te prend d'attirer mon attention sur ta gueule? Est-ce pour me faire cracher dessus?
C'était le ton qu'adoptait généralement Foma dans ses conversations avec «l'intelligent paysan russe».
— Notre père, fit un autre, nous sommes de pauvres gens. Tu es peut-être un major, un colonel ou même une Excellence… Nous ne savons