L'argent des autres: Les hommes de paille. Emile Gaboriau

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L'argent des autres: Les hommes de paille - Emile Gaboriau

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sa femme.

      —Je l'ai entendu dire, répondit-elle.

      —Ils dépensaient beaucoup, n'est-ce pas? ils avaient des amis, ils donnaient de grands dîners...

      —Ils recevaient assez souvent...

      —Tu te rappelles ce temps-là?

      —Assurément.

      —De sorte que s'il me plaisait de recevoir quelqu'un, ici, quelqu'un... d'important, tu saurais faire les choses convenablement, de façon à ce qu'on ne se moquât pas de nous?

      —Je le crois.

      Il demeura un moment silencieux, en homme qui réfléchit avant de prendre un grand parti, puis:

      —Je veux donner à dîner à quelques personnes, dit-il.

      C'était à n'en pas croire ses oreilles. Jamais il n'avait reçu à sa table qu'un employé de sa fabrique, nommé Desclavettes, lequel venait d'épouser la fille et le magasin d'un marchand de bronzes.

      —Est-ce possible! fit Mme Favoral.

      —C'est ainsi. Reste à savoir ce que me coûterait un dîner dans le grand genre, tout ce qu'il y a de mieux.

      —Cela dépend du nombre des convives...

      —J'aurai trois ou quatre personnes.

      La pauvre femme se livra à un assez long calcul, puis, timidement, car la somme lui semblait formidable:

      —Je pense, commença-t-elle, qu'avec une centaine de francs...

      Son mari se mit à siffler.

      —Il faudra cela rien que pour les vins, interrompit-il. Me prends-tu pour un sot? Mais, tiens, ne comptons pas. Fais comme faisaient tes parents quand ils faisaient le mieux, et si c'est bien, je ne me plaindrai pas de la dépense. Prends une bonne cuisinière, loue un garçon qui sache bien servir à table...

      Elle était confondue, et cependant elle n'était pas au bout de ses surprises.

      Bientôt M. Favoral déclara que la vaisselle du ménage n'était pas de mise et qu'il achèterait un service. Il découvrait cent emplettes à faire et jurait qu'il les ferait. Il hésita un instant à renouveler le meuble du salon, qui était pourtant assez convenable, étant un présent de son beau-père.

      Et son inventaire terminé:

      —Et toi, demanda-t-il, quelle robe mettras-tu?

      —J'ai ma robe de soie noire...

      Il l'arrêta.

      —C'est-à-dire que tu n'en as pas, fit-il. Très-bien. Tu vas aller aujourd'hui même t'en acheter une très-belle, magnifique et tu la donneras à faire à une grande couturière... Et par la même occasion, tu achèteras des petits costumes pour Maxence et pour Gilberte... Voici un billet de mille francs...

      Décidément abasourdie:

      —Qui donc veux-tu inviter? interrogea-t-elle.

      —Le baron et la baronne de Thaller, répondit-il avec une emphase pleine de conviction. Ainsi tâche de te distinguer. Il y va de notre fortune...

       Table des matières

      Qu'un intérêt considérable s'attachât à ce dîner, c'est ce dont Mme Favoral ne douta pas, lorsqu'elle vit les jours se succéder sans que la fabuleuse libéralité de son mari se démentît un instant.

      Dix fois par après-midi, il rentrait pour apprendre à sa femme le nom d'un mets qu'on avait prononcé devant lui, ou pour la consulter au sujet de quelque victuaille exotique qu'il venait d'apercevoir à la vitrine d'un marchand de comestibles. Sans cesse, il rapportait des vins de crûs fantastiques, de ces vins que les négociants fabriquent à l'usage des niais, et qu'ils vendent dans des bouteilles singulières, préalablement enduites d'une poussière séculaire et de toile d'araignée.

      Il fit passer un long examen à la cuisinière que Mme Favoral avait arrêtée, et exigea qu'elle lui énumérât les maisons où elle avait cuisiné. Il voulut absolument que le garçon qui devait servir à table lui montrât l'habit noir qu'il endosserait.

      Le grand jour venu, il ne bougea pas du logis, allant et venant de la cuisine à la salle à manger, inquiet, agité, incapable de rester en place. Il ne respira qu'après avoir vu la table dressée et toute chargée du service qu'il avait acheté, et d'une superbe argenterie qu'il était allé louer lui-même.

      Et quand sa jeune femme lui apparut, charmante sous sa fraîche toilette et tenant ses deux enfants, Maxence et Gilberte, tout de neuf habillés:

      —C'est parfait, s'écria-t-il, au comble du ravissement. On ne saurait faire mieux. Maintenant nos quatre convives peuvent arriver.

      Ils arrivèrent à sept heures moins quelques minutes, dans deux voitures, dont la magnificence étonna la rue Saint-Gilles.

      Et les présentations terminées, Vincent Favoral eut enfin l'ineffable satisfaction de voir s'asseoir à sa table le baron et la baronne de Thaller, M. Saint-Pavin, qui s'intitulait publiciste financier et M. Jules Jottras, de la maison Jottras et frère.

      C'est avec une ardente curiosité, que Mme Favoral observait ces gens, que son mari appelait ses amis, et qu'elle voyait, elle, pour la première fois.

      M. de Thaller, qui n'avait guère plus de trente ans alors, n'avait déjà plus d'âge. Froid, gourmé, visant évidemment au genre anglais, il s'exprimait en phrases brèves avec un très-sensible accent étranger. Rien à surprendre sur sa physionomie. Il avait le front bombé, l'oeil d'un bleu terne et le nez très-mince. Ses rares cheveux étaient étalés sur son crâne avec une laborieuse symétrie, et sa barbe rousse, touffue et bien soignée, paraissait le préoccuper beaucoup.

      M. Saint-Pavin n'avait point ces façons empesées. Négligé dans sa mise, il manquait de tenue. C'était un robuste gaillard, brun et barbu, à la lèvre épaisse, à l'oeil saillant et brillant, étalant sur la nappe de larges mains ornées aux phalanges de bouquets de poil, parlant haut; riant fort, mangeant ferme, buvant mieux...

      Près de lui, M. Jules Jottras, bien que ressemblant à une gravure de modes, ne resplendissait guère. Mièvre, blond, blême, quasi imberbe. M. Jottras ne se distinguait que par une sorte d'impudence inconsciente, un cynisme douceâtre et un ricanement dont les hoquets secouaient le binocle qu'il portait planté sur le nez. Mais c'est surtout Mme de Thaller qui inquiétait Mme Favoral.

      Vêtue avec une magnificence d'un goût au moins contestable, très-décolletée, portant de gros diamants aux oreilles et des bagues à tous les doigts, la jeune baronne était insolemment belle, d'une beauté provoquante jusqu'à la brutalité. Avec des cheveux d'un noir bleu, tordus sur la nuque en lourdes boucles, elle avait la peau d'une blancheur nacrée, des lèvres plus rouges que le sang et de grands yeux qui jetaient des flammes entre leurs longs cils, recourbés. C'était la poésie de la chair, on

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