L'argent des autres: Les hommes de paille. Emile Gaboriau

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L'argent des autres: Les hommes de paille - Emile Gaboriau

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l'emploi de chacune des heures de la vie de mon mari.

      —Ne jurez pas, madame...

      —Tous nos amis vous diront combien mon mari était parcimonieux...

      —Ici, madame, pour vous, pour vos enfants, je le crois et je le vois, mais ailleurs?

      Il fut interrompu par l'arrivée du serrurier, lequel n'en eut pas pour deux minutes à crocheter les serrures du vieux bureau.

      Mais c'est vainement que le commissaire de police fouilla tous les tiroirs. Il n'y rencontrait rien que ces paperasses inutiles dont se font des reliques les gens pour lesquels l'ordre devient une religion. Il n'y trouvait rien que des lettres sans intérêt, des factures de vingt ans, des notes, jusqu'à des bulletins de boucherie.

      —C'est perdre son temps que de chercher quelque chose ici, grommelait-il.

      Et dans le fait, il allait renoncer à ses perquisitions, quand une liasse plus mince que les autres attira son attention. Il coupa le fil qui la retenait, et presque aussitôt:

      —Je le savais parbleu! bien! s'écria-t-il.

      Et tendant un papier à Mme Favoral:

      —Lisez, je vous prie, madame, dit-il.

      C'était une facture. Elle lut:

      «Vendu à M. Favoral un cachemire des Indes, ci: huit mille cinq cents francs.

      «Pour acquit: Forbe et Towler.»

      —Serait-ce donc vous, madame, interrogea le commissaire, qui avez usé ce châle magnifique?...

      La pauvre femme était confondue:

      —Madame de Thaller dépense beaucoup, balbutia-t-elle. Souvent mon mari a été chargé pour elle d'emplettes importantes.

      —Souvent, en effet, interrompit le commissaire de police, car voici bien d'autres factures acquittées: des boucles d'oreilles, seize mille francs; un bracelet, trois mille francs; un meuble de salon, un cheval, deux robes de velours... Si ce n'est pas les dix millions, c'en est toujours une partie.

       Table des matières

      Avait-il eu d'avance des renseignements, ce commissaire de police, ou n'était-il guidé que par le flair particulier des hommes de sa profession, et l'habitude de tout soupçonner, même ce qui est invraisemblable?

      Toujours est-il qu'il s'exprimait d'un ton de certitude absolue.

      Les agents qui l'avaient accompagné et qui l'aidaient dans ses recherches, échangeaient des clignements d'yeux et ricanaient stupidement. La situation leur semblait plaisante.

      Les autres, M. Desclavettes et M. Chapelain, et le digne M. Desormeaux lui-même, auraient vainement cherché des termes pour traduire l'immensité de leur étonnement. Vincent Favoral, leur ancien ami, payant des cachemires, des diamants et des mobiliers de salon! Cela ne pouvait leur entrer dans l'esprit. A qui destinait-il ces présents princiers? A une maîtresse, à quelqu'une de ces redoutables créatures, qu'on se représente tapies dans les profondeurs de l'amour comme les monstres au fond de leur caverne...

      Mais comment imaginer le méthodique caissier du Comptoir de crédit mutuel emporté par une de ces passions insensées qui ne raisonnent plus? Perdu par le jeu, bien! Mais par une femme!...

      Comment se le figurer, lui, si platement bourgeois, ici, rue Saint-Gilles, à la tête d'un autre ménage, et menant ailleurs, dans un des quartiers brillants de Paris, une de ces existences échevelées qui épouvantent les familles?...

      Comprenait-on le même homme économe jusqu'à l'avarice et prodigue jusqu'à la folie, tempêtant lorsque sa femme dépensait quelques centimes et volant pour subvenir au luxe d'une fille, et collectionnant enfin dans le même tiroir les factures du bijoutier et les bulletins de la boucherie!...

      —C'est le comble de l'absurde!... murmurait l'excellent M. Desormeaux.

      Maxence, lui, frémissait de colère.

      Affaissée sur une chaise, près du bureau, Mlle Gilberte pleurait.

      Il n'y avait que Mme Favoral, si craintive d'ordinaire, qui osât défendre quand même, et de toute son énergie, l'homme dont elle portait le nom. Qu'il eût détourné des millions, elle l'admettait. Qu'il l'eût trompée et trahie si indignement, qu'il l'eût si misérablement prise pour dupe pendant des années, cela lui semblait insensé, monstrueux, impossible.

      Et, pourpre de honte:

      —Vos soupçons s'évanouiraient, Monsieur, disait-elle au commissaire, si vous me permettiez de vous retracer notre existence.

      Mis en goût par sa première trouvaille, il poursuivait plus minutieusement ses perquisitions, dénouant les liens de toutes les liasses.

      —Inutile, madame, répondit-il, de ce ton bref qui impressionnait si fort M. Desclavettes. Vous ne pouvez me dire que ce que vous savez, et vous ne savez rien.

      —Jamais homme, monsieur, n'eut une vie plus invariablement réglée que M. Favoral.

      —En apparence, vous avez raison. Régler son désordre, d'ailleurs, est une des particularités de notre temps. On ouvre des crédits à ses passions, et on tient en partie double le compte de ses infamies. C'est méthodiquement qu'on opère. On détourne des millions pour suspendre des diamants aux oreilles d'une demoiselle, mais on est un homme soigneux, on conserve les factures acquittées...

      —Eh! Monsieur, je vous ai déjà dit que je ne perdais pas mon mari de vue...

      —Naturellement.

      —Chaque matin, à neuf heures précises, il sortait d'ici pour se rendre chez M. de Thaller.

      —Tout le quartier le sait, madame.

      —A cinq heures et demie il rentrait.

      —C'est encore bien connu.

      —Le soir, après son dîner, il allait faire une partie, mais c'était son unique distraction, et toujours à onze heures il était couché.

      —Parfaitement exact.

      —Eh bien! alors, monsieur, où donc M. Favoral eût-il pris le temps de s'abandonner aux désordres dont vous l'accusez?

      Imperceptiblement le commissaire de police haussait les épaules.

      —Loin de moi, madame, prononça-t-il, la pensée de suspecter votre bonne foi. Qu'importe d'ailleurs que votre mari ait dépensé à ceci ou à cela, les sommes qu'on l'accuse d'avoir détournées! Mais que prouvent vos objections? Simplement que M. Favoral était très-habile et très maître de soi. Avait-il déjeuné, quand il vous quittait à neuf heures? Non. Où donc, je vous prie, déjeunait-il? Au restaurant? Auquel? Pourquoi ne rentrait-il qu'à cinq heures et demie, puisque son travail ne le retenait à son

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