Le dernier vivant. Paul Feval
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Читать онлайн книгу Le dernier vivant - Paul Feval страница 13
Lucien détourna la tête, ne pouvant plus garder son navrant sourire. L'effort qu'il faisait pour ne pas pleurer le brisait.
Assassin
—Voyons, dis-je, je suis là, moi, ce cœur où il est bon de s'appuyer.
—Merci, fit-il encore, merci! Ah! je ne me croyais pas si faible. C'est que j'étais bien heureux, vois-tu, Geoffroy, si heureux que le pressentiment de mon malheur tournait sans cesse autour de moi. On ne peut pas avoir tant de joie sur la terre.
Ses larmes enfin venues dégonflèrent sa poitrine.
—Mon Dieu! reprit-il en me laissant l'asseoir dans son fauteuil, mon pauvre Geoffroy, ce n'est pas que je sois tombé de bien haut: un juge de première instance, ce n'est certes pas le Pérou. Mais si on tient compte de l'allégresse bien aimée qui débordait de mon cœur, personne au monde, entends-tu: personne n'était au-dessus de moi.
Cette façon énigmatique d'exposer non pas même des faits, mais je ne sais quels résultats indirects d'une catastrophe encore inconnue, me faisait souffrir plus que je ne puis l'exprimer. Chacune des paroles de Lucien avait un arrière-goût de résignation si touchant et si terrible à la fois que l'esprit ne pouvait s'arrêter à la pensée d'un malheur ordinaire. Il y avait d'ailleurs ce mot assassin, appliqué à Jeanne.... Je n'osais pas interroger. Mon malaise était si intense que l'envie de fuir me venait.
—Patiente encore un peu, Geoffroy, me dit-il affectueusement comme s'il eût surpris ma conscience, tu mettras peut-être du temps avant de me retrouver dans l'état où je suis aujourd'hui. Il faut profiter. Ce n'est pas que j'aie précisément une maladie du cerveau, non, je ne le crois pas, mais il y a des moments où je m'éveille d'une sorte de rêve qui supprime pour moi des heures de la journée et même des jours de la semaine. Tel dimanche est pour moi le lendemain du jeudi. Comprends-tu cela? Pourtant, je suis bien sûr de n'avoir jamais dormi deux jours et deux nuits de suite.
—Je comprends, répondis-je, que dans l'état nerveux où tu es....
Il m'interrompit pour dire avec une ironie pleine de tristesse:
—Ah! oui, état nerveux, c'est bien cela. Les médecins emploient ces mots quand ils sont au bout de leur latin. Mais en tout cas, aujourd'hui, mon état nerveux fait relâche. Tout est clair dans ma tête. J'y vois. Je peux même établir nettement dans ma pensée de certaines distinctions très subtiles. Te souviens-tu comme j'étais un garçon studieux? Je n'ai pas fait beaucoup de folies dans ma jeunesse, tu pourrais en porter témoignage. Eh bien! en quittant les écoles, je restai le même, absolument. Je fis mon stage pour tout de bon, et, après avoir été un jeune avocat acharné au travail,—un piocheur.—je devins un jeune magistrat, pas bien fort, je le crains, mais solide à la besogne et d'une bonne volonté infatigable.
Mon amour même, le grand, l'unique amour qui décida de toute ma vie ne changea rien à tout cela. On me reprocha bien quelques voyages, deux absences... mais pouvais-je faire autrement? Et on était injuste; loin de me ralentir, quand je songeai à me marier, je fus pris d'ambition et je travaillai double, voyant déjà ma petite Jeanne honorée et renommée à cause de son mari....
Un soupir, ici, souleva sa poitrine. Ses yeux, tout à l'heure si francs, se détournèrent de moi, et il regarda le tapis à ses pieds.
Évidemment, une hésitation le prenait. Il avait crainte de quelque chose.
Cependant, sa voix resta calme et il continua:
—Je sens que cela vient. J'aurai juste le temps de te dire pourquoi je ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne m'interromps pas, je commence:
Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se combattent parfois l'une l'autre, et c'est la grande misère d'une conscience de magistrat.
Il y a la certitude personnelle qui naît de l'intelligence, celle en un mot qui est humaine, c'est-à-dire commune à tous les hommes.
Et il y a la certitude technique, particulière aux gens du métier, qui a son origine dans les instruments et agissements judiciaires.
Au palais on regarde cette dernière certitude comme la meilleure, ou plutôt comme la seule authentique.
Je ne saurais dire si on a raison ou tort.
Je donnai un jour ma démission de juge parce qu'une instruction criminelle conduite avec soin, minutieusement, selon les procédés mathématiques de notre science à nous autres magistrats avait fourni la certitude judiciaire de ce fait que Jeanne Péry, ma chère petite femme, avait commis un meurtre, je dis un meurtre prémédité, dans des circonstances qui faisaient d'elle a priori une fille perdue d'abord, ensuite une sorte de bête féroce.
Voilà pour la certitude technique: Jeanne était coupable et infâme.
Au contraire, ma certitude personnelle me criait: Jeanne est innocente et plus pure que les anges.
Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l'une mentait.
Je crus à mon intelligence, à mon instinct, à mon cœur. Et j'aimai Jeanne cent fois, mille fois davantage.
Tout ceci fut dit avec une extrême simplicité. J'avais écouté, retenant ma respiration.
Ma poitrine était serrée si violemment que ma gorge restait incapable de livrer passage à un son. Lucien, attendait pourtant une parole. Il fronça le sourcil avec colère.
—Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais écouté la voix du métier plutôt que celle de ta conscience?
—Dis-moi, dis-moi, m'écriai-je, que tu parvins à la sauver!
Sa figure s'éclaira, pour se couvrir bientôt après d'un plus douloureux voile.
—Je fis de mon mieux, prononça-t-il d'une voix qui voulait être ferme, oui, un instant, j'ai cru que je sauverais ma Jeanne bien aimée et respectée. Mais je n'ai pas pu, et je suis devenu fou.
Son regard me provoquait en quelque sorte pendant qu'il accentuait cette dernière parole.
Mais en même temps sa figure pâlissait et les traits s'en effaçaient comme si une lumière intérieure se fût éteinte au-dedans de lui.
Il put dire encore de sa pauvre voix déjà changée:
—Geoffroy, tu ne m'as pas cru quand je t'ai dit: je ne suis pas fou. Tu savais que je mentais, je lisais cela dans tes yeux. Tu avais raison, je suis fou. Je ne puis plus rien pour elle....
Il se tut. C'était