Le secret de l'échafaud. Auguste de Villiers de l'Isle-Adam
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Au brusque souvenir du roi dans l’exil, il me vint des pensers de deuil, une tristesse de vivre et le regret de me trouver, moi aussi, le passant de cette fête. Déjà mon esprit se perdait en cette songerie, lorsque de subits et délicieux effluves de lilas blancs, tout auprès de moi, me firent détourner à demi vers la féminine présence que, sans doute, ils décelaient.
Dans l’embrasure, à ma droite, une jeune femme appuyait son coude ganté à la draperie de velours grenat ployée sur la balustrade.
En vérité, son seul aspect, l’impression qui sortait de toute sa personne, me troublèrent, à l’instant même, au point que j’oubliai toutes les éblouissantes visions environnantes ! Où donc avais-je vu déjà ce visage ?
Oh ! comment se pouvait-il qu’une physionomie d’un charme si élevé, respirant une si chaste dignité de cœur, comment se pouvait-il que cette sorte de Béatrix aux regards pénétrés seulement du mystique espoir — c’était lisible en elle — se trouvât égarée en cette mondaine fête ?
Au plus profond de ma surprise, il me sembla, tout à coup, reconnaître cette jeune femme ; oui, des souvenirs, anciens déjà, pareils à des adieux, s’évoquaient autour d’elle ! Et, confusément, au loin, je revoyais des soirées d’un automne, passées ensemble, jadis, en un vieux château perdu de la Bretagne, où la belle douairière de Locmaria réunissait, à de certains anniversaires, quelques amis familiers.
Peu à peu, les syllabes, pâlies par la brume des années, d’un nom oublié, me revinrent à l’esprit :
— Mademoiselle d’Aubelleyne ! me dis-je.
Au temps dont j’avais mémoire, Lysiane d’Aubelleyne était encore une enfant : je n’étais, moi, qu’un assez ombrageux adolescent et, sous les séculaires avenues de Locmaria, notre commune sauvagerie, au retour des promenades, nous avait ménagé, plusieurs fois, des rencontres de hasard à l’heure du lever des étoiles. Et — je me rappelais ! — la gravité, si étrange à pareils âges, de nos causeries, la spiritualité de leurs sujets préférés, nous avaient révélé l’un à l’autre mille affinités d’âme, telles que souvent entre nous, de longs silences, extra-mortels peut-être ! avaient passé.
A cette époque, depuis déjà deux années, elle n’avait plus de mère. Le baron d’Aubelleyne, aussitôt l’atteinte de ce grand deuil, ayant envoyé sa démission de commandant de vaisseau, s’était retiré tristement, avec ses deux filles, en son patrimonial domaine, et ce n’était plus qu’à de rares occasions que l’on se produisait dans le monde des alentours.
Cette réclusion n’offrait rien qui dût affliger une jeune fille « née avec le mal du ciel », selon l’expression du pays. Le vœu de « rester demoiselle », que l’on savait être son secret, se lisait en ses yeux aux lueurs de violettes après un orage. En enfant sainte, elle se plaisait, au contraire, dans l’isolement où sa radieuse primevère se fanait auprès d’un vieillard dont elle allégeait les dernières mélancolies. C’était volontiers qu’elle s’accoutumait à vivre ainsi, élevant sa jeune sœur, s’occupant humblement du château, de ses chers indigents, des religieuses de la contrée, dédaigneuse d’un autre avenir.
Dispensatrice, déjà, d’œuvres bénies, elle se réalisait en cette existence d’aumônes, de travail et de cantiques, où la virginité de son être, à travers le pur encens de toutes ses pensées, veillait comme une lampe d’or brûle dans un sanctuaire.
Or, ne nous étant jamais revus depuis les heures de ces vagues rencontres en ce château breton, voici que je la retrouvais, soudainement, ici, à Paris, devant moi, sur cet officiel balcon nocturne — et que son apparition sortait de cette fête !
Oui, c’était bien elle ! Et, maintenant comme autrefois, la douceur des êtres qui tiennent déjà de leur ange caractérisait sa pensive beauté. Elle devait être de vingt-trois à vingt-quatre ans. Une pâleur natale, inondant l’ovale exquis du visage, s’alliait, éclairée par deux rayonnants yeux bleus, à ses noirs bandeaux lustrés, ornés de lilas blancs qui s’épanouissaient avant d’y mourir.
Sa toilette, d’une distinction mystérieuse, et qui lui seyait par cela même, était de soie lamée, d’un noir éteint, brodée d’un fin semis de jais qu’une claire gaze violette voilait de sa sinueuse écharpe.
Une frêle guirlande de lilas blancs ondulait, sur son svelte corsage, de la ceinture à l’épaule : la tiédeur de son être avivait les délicats parfums de cette parure. Son autre main, pendante sur sa robe, tenait un éventail blanc refermé : le très mince fil d’or, qui faisait collier, supportait une petite croix de perles.
Et — comme autrefois ! — je sentais que c’était seulement la transparence de son âme qui me séduisait en cette jeune femme ! Et que toute passionnelle pensée, à sa vue, me serait toujours d’un idéal mille fois moins attrayant que le simple et fraternel partage de sa tristesse et de sa foi.
Je la considérai quelques instants avec une admiration aussi naïve qu’étonnée de sa présence en un milieu si loin d’elle !... Elle parut le comprendre, et aussi me reconnaître, d’un sourire empreint de clémence et de candeur. En effet, les êtres qui se sentent dignes d’inspirer la noblesse d’un pareil sentiment, l’acceptent avec une délicatesse infinie. Leur auguste humilité l’accueille comme un tribut tout simple, très naturel et dont tout l’honneur revient à Dieu.
*
Je fis un pas pour me rapprocher d’elle.
— Mademoiselle d’Aubelleyne, lui dis-je, n’a donc pas totalement oublié, depuis des années, le passant morose qu’elle a rencontré dans le manoir de Locmaria ?
— Je me souviens, en effet, monsieur.
— Vous étiez alors une très jeune fille, plus songeuse que triste, plus douce que joyeuse, dont le sourire n’était jamais qu’une lueur rapide ; et cependant, sous les pures transparences de vos regards d’enfant, oserais-je vous dire que j’avais déjà presque deviné la femme future, toute voilée de mélancolie, qui m’apparaît ce soir ?
— Bien que vieillie, il me plaît que vous ne me trouviez pas autrement changée.
— Aussi, tout en vous voyant mêlée à cette fête, j’ai le pressentiment que vous en êtes absente — et que je suis pour vous plus étranger que si jamais vous ne m’eussiez connu. — Vraiment, on dirait que, déjà, vous avez... souffert de la vie ?
Elle cessa d’être distraite, me regarda, comme pour se rendre compte de la portée que je voulais donner à mes paroles, et me répondit :
— Non, monsieur, — du moins comme on pourrait l’entendre. Je ne suis point une désenchantée, et si je n’ai réclamé, si je ne désire aucune joie de la vie, je comprends que d’autres puissent la trouver belle. Ce soir, par exemple, ne fait-il pas une admirable nuit ? Et, d’ici, quelles musiques douces ! Tout à l’heure, dans le salon du bal, j’ai vu deux fiancés : ils se tenaient par la main, pâles de bonheur ; ils s’épouseront ! Ah ! ce doit être une joie d’être mère ! Et de vivre aimée, en berçant un doux enfant au sourire de lumière...
Elle eut comme un soupir et je la vis fermer les yeux.
— Oh ! le parfum de ces lilas me fait mal, dit-elle.
Elle se tut, presque émue.
J’étais