L'Homme Qui Séduisit La Joconde. Dionigi Cristian Lentini
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Son Eminence se trouvait dans son étude poussiéreuse, occupé à signer des dizaines de paperasses que deux jeunes diacres imberbes lui présentaient avec un rituel savoir-faire.
A peine eut-il noté la présence du jeune homme qu’il leva lentement la tête en se tournant légèrement vers l’entrée ; posément, le regard fixé sur l’adolescent et le coude sur la table, il leva l’avant-bras gauche, la paume de sa main ouverte, pour interrompre son assistant dans le passage d’un autre document. Il se leva et s’approcha sans hâte du nouvel arrivant, comme s’il cherchait l’angle le plus favorable pour en apprécier au mieux les traits ; il lui caressa le visage avec bienveillance, s’attardant sur son menton.
« Tristano », murmura-t-il … « enfin, Tristano.”
Une main posée sur sa tête, de l’autre il lui donna sa bénédiction en traçant vaguement un signe de croix dans l’air.
Le garçon, malgré un mélange de crainte et de sujétion, l’observait fixement pour scruter chacune des expressions de sa bouche et de ses yeux qui puisse dévoiler de quelque manière la raison de ce transfert si subit. Le cardinal, serrant dans sa main le précieux crucifix ornant sa poitrine, se tourna brusquement vers la baie vitrée et s’avançant, anticipa ses interrogations en lui disant :
« Tu as le regard éveillé mon garçon. Tu te seras certainement demandé la raison de ce transfert forcé à Rome … »
« Le moment de le savoir n’est pas encore arrivé … Sache seulement que tu es là pour ton bien, pour ta protection et pour ton futur. Egalement, pour ton bien-être et celui de la Sainte Eglise Catholique, il est préférable que tu ne sois pas au courant de cette raison. En cette sombre époque, des esprits insensés et des forces diaboliques complotent ensemble contre le bien et la vérité. Ta mère le savait. Ce rosaire que tu portes au cou est le sien, ne le retire jamais, c’est sa protection, sa bénédiction.
S’il y a en toi un élément précieux, tu ne le dois qu’à elle, qui te mit au monde, par son corps pour la vie temporelle et par son cœur pour la vie éternelle. Elle, dans son amour infini de mère, avant de retrouver Notre Seigneur, te confia à Notre Personne et depuis lors, nous gardons un sombre secret qui te sera dévoilé le moment venu, et seulement alors. Veritas filia temporis. »
« Monseigneur, je vous en prie », intervint alors Tristano d’une voix tremblante, « comme tout bon chrétien j’ai le droit de savoir la vérité … » et, surmontant avec courage les battements de son cœur, il ajouta, « La vie des saints et surtout celle de Saint Augustin nous enseigne à chercher la vérité, celle-là même que vous me dissimulez. »
Le prélat sursauta et se retourna avec un regard sévère, mais intérieurement satisfait de la réaction de l’adolescent, et répliqua :
« Je te réponds comme le fit Ambrogio da Milano à celui que tu aimes citer sans en être digne : « Non, Augustin, ce n’est pas l’homme à trouver la vérité, il doit laisser la vérité venir le trouver. » Et comme le jeune homme d’Hippone autrefois, ton parcours vers la vérité ne vient que de commencer. »
Avant que quiconque osât proférer une seule autre parole, il posa son regard sur l’accompagnateur et conclut péremptoirement :
« Maintenant vous pouvez aller. »
On fit sortir Tristano, muet et bouleversé, et après quelques jours de repos, bien habillé selon les canons de cette maison centenaire, il suivit le neveu du cardinal, du Mons Ursinorum à la Curie.
Giovanni Battista, malgré les protestations et l’insistance de Tristano, ne fournit jamais d’explications valables à cette mystérieuse réticence (peut-être ne savait-il rien ou lui avait-on imposé de se taire) … mais il se limita à s’acquitter complètement de la mission conférée par son oncle, dirigeant dès le début l’orphelin vers une formation diplomatique … ayant déjà notamment pu constater que le jeune homme n’avait aucune disposition pour la vie mystique et religieuse.
Ce dernier, dans l’intimité de ses nuits, repensait parfois aux paroles du cardinal Latino lors de sa première entrevue, se sentant impuissant devant tant de questions qui assaillaient son esprit : pourquoi ne pouvait-il ou ne devait-il savoir ? Pourquoi et qui devait être protégé ? Comment son humble mère aurait pu connaître un prélat si illustre et lui confier un mystère qui le concernait ? Pourquoi cet arcane était si dangereux pour lui et même pour l’Eglise entière ?
D’autres fois il repensait aux lieux et personnes de son enfance, mais désormais, définitivement confié par son seul parent encore vivant à ce nouveau protecteur illustrissime, il ne pouvait que cueillir l’opportunité d’expérimenter ce que lui avaient dévoilé les récits des pères dominicains ; il se concentra donc sur ses études et s’adapta rapidement au milieu ecclésiastique de Rome, aux salles somptueuses de la Curie, aux monuments gigantesques, aux palais majestueux, aux banquets dignes de Lucullus …
… Tempora tempore, c’était comme si ce style de vie lui était familier depuis toujours. Chaque jour le voyait acquérir de nouvelles expériences ; chaque jour lui permettait d’ajouter de nouvelles notions à son bagage culturel ; chaque jour lui faisait connaître de nouvelles personnes : des princes et des valets, des artistes et des courtisans, ingénieurs et musiciens, héros et missionnaires, parasites et pusillanimes, prélats et prostituées. Une palette de vie continue et inépuisable … Connaître le plus de gens possible, de tout rang, de toute provenance, toute extraction, culture, croyance, lignée, entrer dans leur monde, relever des informations utiles, analyser chaque détail même minime, scruter à fond chaque âme humaine … c’était du reste la base de sa profession. Et elle l’amenait à être en apparence l’ami de tous. En vérité, sur le nombre incalculable d’hommes et de femmes qu’il rencontra dans sa vie, le diplomate ne put compter que peu de vrais amis, trois desquels connus justement à cette époque. Pour chacun de ces amis il détenait un de leurs secrets intimes :
Jacopo, moine bénédictin, alchimiste accompli, savant spécialisé en botanique, décoctions, potions et parfums, mais aussi inventeur d’excellents digestifs et liqueurs. Il partageait avec Tristano sa passion pour les textes patristiques classiques et la recherche philosophique de la vérité. Dans son plus jeune âge, il avait tué son maître, en l’assommant avec un alambic, un vieux pédophile impotent qui avait abusé à maintes reprises de ses élèves. Le cadavre, dissous dans de l’acide, ne fut jamais retrouvé.
Veronica, élevée par sa mère dans un bordel vénitien, avait acquis très jeune l’art de la séduction qu’elle exerçait depuis quelques années à Rome ; sa maison close était fréquentée tous les jours par des peintres, des lettrés, militaires, riches marchands, banquiers, comtes, marquis et surtout, par des prélats de haut rang. Elle n’avait plus aucune famille au monde, à part une sœur jumelle qu’elle n’avait jamais connue et dont seul Tristano connaissait l’existence secrète.
Ludovico, le fils et l’assistant du tailleur personnel de la famille Orsini, très raffiné, extravagant, créatif, extroverti, expert en tissus, étoffes et accessoires les plus variés, toujours informé des dernières nouveautés et des tendances provenant des états italiens et européens. Son secret ? … il était attiré sexuellement par les hommes plus que par les femmes et même s’il n’avait jamais osé le montrer, il ressentait pour Tristano de l’admiration et une tendresse particulière qui parfois dépassait la seule amitié.
Dès qu’il le pouvait, libéré des charges de la Curie, entre