Les Alcooliques anonymes, Quatrième édition. Anonyme
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J’ai renouvelé ma résolution et j’ai essayé de nouveau. Après un certain temps, la confiance que j’avais acquise a commencé à faire place à la présomption. Je pouvais tourner le dos aux bars et à l’alcool. J’avais désormais ce qu’il fallait ! Un jour, je suis entré dans un café pour téléphoner. En un rien de temps, j’étais au bar, martelant le comptoir en me demandant comment c’était arrivé. À mesure que le whisky me montait à la tête, je me disais que je m’en tirerais mieux la prochaine fois mais que pour l’instant, il valait mieux prendre un bon coup. Ce que j’ai fait.
Je ne pourrai jamais oublier le remords, l’horreur et le désespoir que j’ai ressentis aux premières lueurs du jour. Le courage de combattre n’y était tout simplement pas. Je n’arrivais pas à mettre de l’ordre dans ma tête agitée et j’avais le sentiment terrible d’une catastrophe imminente. Il faisait à peine jour. Je n’osais traverser la rue de peur de m’effondrer et d’être écrasé par un camion. Je suis entré dans un établissement ouvert toute la nuit pour y boire une douzaine de verres de bière. Mes nerfs crispés se sont enfin calmés. En lisant le journal du matin, j’ai appris que le marché avait encore une fois coulé à pic. Comme moi. Le marché s’en remettrait, mais pas moi. Cette pensée m’a fait mal. Me suicider ? Non, pas maintenant. Puis, mon esprit s’est embrouillé et alourdi. Un gin arrangerait les choses. Alors, j’ai pris deux bouteilles et... tout est tombé dans l’oubli.
Le corps et l’esprit sont de merveilleuses machines car les miens ont résisté à cette agonie pendant deux autres années. Parfois, lorsque la terreur et la folie du matin s’emparaient de moi, je volais de l’argent dans le maigre porte-monnaie de ma femme. Puis, étourdi et vacillant, j’allais à la fenêtre ouverte ou jusqu’à l’armoire à pharmacie où était rangé du poison et là, je me traitais de poule mouillée. Ma femme et moi faisions des aller et retour de la ville à la campagne pour chercher à fuir cette situation. Un soir, la torture physique et mentale est devenue si atroce que j’ai eu peur de sauter par la fenêtre. Pour échapper à la tentation, j’ai traîné tant bien que mal mon matelas jusqu’à l’étage inférieur. Un médecin est venu m’administrer de puissants sédatifs. Le lendemain, je mêlais gin et sédatifs. Ce cocktail eut vite fait de me terrasser. On craignait pour ma santé mentale. Moi de même. Lorsque je buvais, je ne mangeais rien ou presque rien et j’étais quarante livres au-dessous de mon poids normal.
Grâce à la sollicitude de ma mère et de mon beau-frère médecin, j’ai été admis dans un hôpital reconnu dans tout le pays pour son programme de réhabilitation physique et mentale pour alcooliques. Sous les effets d’un traitement à la belladone, mon esprit s’est éclairci. L’hydrothérapie et de légers exercices m’ont aussi fait du bien. Mieux encore, j’ai connu un médecin compréhensif : il m’a expliqué que si j’étais incontestablement égoïste et écervelé, j’avais néanmoins été gravement malade, physiquement et mentalement.
J’ai été quelque peu soulagé d’apprendre que chez les alcooliques, la volonté est étonnamment faible lorsqu’il s’agit de combattre l’alcool alors que, souvent, elle est ferme dans d’autres domaines. Je trouvais enfin une explication à mon comportement incroyablement en désaccord avec mon désir intense de cesser de boire. Comprenant enfin ma condition, je suis parti, plein d’espoir. Pendant trois ou quatre mois, l’optimisme m’a donné des ailes. J’allais en ville régulièrement et j’ai même fait un peu d’argent. La connaissance de soi, voilà où se trouvait sûrement la réponse.
Ce n’était pas la bonne réponse car le jour terrible est venu où j’ai bu de nouveau. Ma santé morale et physique a coulé à pic. Après un certain temps, je suis retourné à l’hôpital. J’ai eu l’impression que c’était la fin, le tomber de rideau. Ma pauvre femme, exténuée et désespérée, a été prévenue de mon état : j’allais mourir d’une défaillance cardiaque au cours d’une crise de delirium tremens, ou bien devenir un cas d’imprégnation éthylique peut-être en moins d’un an. Bientôt, elle devrait se résoudre à me confier aux soins des pompes funèbres ou d’un hôpital psychiatrique.
Personne n’avait besoin de me le dire. Je le savais déjà, et j’en étais presque heureux. C’était un coup mortel porté à mon orgueil. Voilà que moi, qui avais une si haute opinion de moi-même, de mes aptitudes et de ma capacité à surmonter les obstacles, j’étais finalement battu. J’allais maintenant plonger dans le noir, me joignant au défilé sans fin des idiots qui étaient déjà passés par là. Je pensais à ma pauvre femme. Nous avions été très heureux malgré tout. Qu’est-ce que je n’aurais pas fait pour me faire pardonner ! Mais il était désormais trop tard.
Il n’y a pas de mots pour décrire la solitude et le désespoir que j’ai vécus dans l’amère noirceur de l’apitoiement. Je me sentais comme entouré de sables mouvants. J’avais trouvé un adversaire à ma mesure. J’étais vaincu. L’alcool était devenu mon maître.
Lorsque j’ai quitté l’hôpital en tremblant, j’étais un homme brisé. La peur m’a empêché de boire un moment. Puis, le jour de l’Armistice en 1934, l’insidieuse aberration de ce premier verre m’a repris et encore une fois, j’ai recommencé. Tous s’étaient résignés et acceptaient l’éventualité certaine de mon internement ou de ma fin misérable. Comme il fait noir avant l’aurore ! En fait, je vivais le début de ma dernière débâcle. J’étais sur le point d’être catapulté dans ce qu’il me plaît d’appeler la quatrième dimension de l’existence. J’allais découvrir le bonheur, la paix et une raison d’être grâce à un mode de vie qui se révèle incroyablement plus merveilleux de jour en jour.
Un de ces tristes après-midi de la fin de novembre, je prenais un verre, assis dans ma cuisine. J’étais assez content de penser qu’il y avait suffisamment de gin caché dans la maison pour me permettre de passer la nuit et le jour suivant. Ma femme était au travail. Je me demandais si j’oserais cacher une bouteille de gin près de la tête de notre lit. J’en aurais besoin avant le jour.
Le téléphone a interrompu ma rêverie. D’une voix remplie de bonne humeur, un ancien camarade d’école me demandait s’il pouvait passer me voir. Il était à jeun. Je ne me souvenais pas qu’il soit venu à New York dans cet état depuis des années. J’étais abasourdi. La rumeur avait couru qu’il avait dû être enfermé pour démence alcoolique. Je me demandais comment il avait pu s’en sortir. Bien sûr, il dînerait à la maison et alors je pourrais boire avec lui sans me cacher. Peu soucieux de son bien-être, je pensais seulement à retrouver l’ambiance des jours passés. Un jour, nous avions affrété un avion pour terminer une cuite ! Sa venue me semblait une oasis dans le triste désert de ma vie insignifiante. C’était bien cela, une oasis ! Les buveurs sont ainsi faits.
Lorsque la porte s’ouvrit, il se tenait là, le teint frais et l’air épanoui. Il avait quelque chose de particulier dans le regard. Il était différent, sans que je puisse expliquer comment. Que s’était-il passé ?
Je lui ai tendu un verre. Il a refusé. Déçu mais curieux, je me demandais ce qui était arrivé à mon ami. Il n’était pas lui-même.
« Voyons, qu’est-ce qui se passe ? » ai-je demandé.
Il m’a regardé droit dans les yeux. Simplement, mais en souriant, il m’a dit : « J’ai trouvé la religion. »
J’étais horrifié.