Annette Laïs. Paul Feval

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Annette Laïs - Paul  Feval

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fois le paysage circulaire, ce lointain amphithéâtre de coteaux souriants, au devant desquels Saint-Cloud épanouissait sa corbeille de verdure. La Bretagne était au delà.

      Le long de la Seine, vers Sèvres, un homme marchait sous le soleil. Son pas était joyeux. Je reconnus le grand chapeau de Plouharnel. Bon voyage, mon pauvre Joson! Dieu soit avec toi sur la route, Breton qui vas vers la Bretagne!

      Quand je rentrai, on déjeunait. Laroche, en livrée, servait à table. Le président se leva et me tendit la main.

      «Mon jeune ami, me dit-il, pardonnez-moi de ne vous avoir point attendu. Nos heures d'audience sont inflexibles comme vos heures de marée là-bas. Je suis fâché de ne m'être pas trouvé à la maison hier pour vous souhaiter de tout mon cœur la bienvenue. Les devoirs de ma charge ne sont pas seulement au Palais....»

      Aurélie cligna de l'œil, en me regardant, et je faillis en être déconcerté. Le regard d'Aurélie voulait dire: Après le palais, il y a Annette Laïs.

      «Mon cousin, répondis-je cependant, je vous remercie pour moi, et je vous apporte les compliments de mes parents.

      —Mes aînés, mon enfant, dit M. de Kervigné en se rasseyant. Dans votre prochaine lettre, vous leur direz mille choses affectueuses de ma part et vous ajouterez que vous êtes chez moi comme chez vous.

      —N'est-ce pas qu'il a une figure fort intéressante! dit ma cousine.»

      Ce fut au tour de Laroche de cligner son œil maraud. Il me sembla surprendre entre son maître et lui un vague sourire d'intelligence. Il y a eu des favoris assez adroits pour appartenir en même temps au roi et à la reine: témoin Manuel Godoy, prince de la Paix. Je regardai mieux ce Laroche, qui avait décidément une admirable tête de coquin, et qui me parut d'humeur à manger aux deux râteliers.

      Au jour, ma cousine Aurélie avait passé vingt-huit ans depuis plus longtemps que le soir; néanmoins elle portait assez bien une toilette du matin très jeune, et ses odeurs renouvelées répandaient un frais parfum de jasmin. Cela m'avait pris aux narines, dès le seuil. Elle me tendit la main et pesa dessus de manière à mettre mon front à portée de ses lèvres.

      «Je suis déjà sa petite mère, dit-elle au président.

      —Il ne faut pas perdre de temps, répliqua celui-ci d'un accent très simple, sous lequel la raillerie ne montrait qu'un tout petit bout d'oreille.»

      Mais Laroche ponctua cette réponse par un rire silencieux. Ma cousine ne pouvait le voir. Une pensée qui était en moi à l'état latent se formula dès ce moment: Laroche était mon ennemi. Je n'entends pas exprimer par ce mot seulement une prédisposition malveillante; ce n'eût pas été une découverte. Laroche était mon ennemi mortel.

      Quoiqu'en eût dit ma cousine, le président n'avait pas l'air beaucoup plus âgé qu'elle. C'était un homme très laid, très froid et très distingué. En lisant plus tard, dans la Notre Dame de Victor Hugo, le portrait de Claude Frollo, j'ai eu comme une vague saveur de ma première impression à la vue du président de Kervigné. Ce n'est pas ici une ressemblance, c'est une sorte de reflet. Le président n'avait ni l'ampleur ni la profondeur de la création du poète, mais c'était, en petit, l'alliance de l'austère travail avec la préoccupation sensuelle. L'un excite l'autre, cela est certain. La passion jaillit plus brutale du sein même de la fatigue intellectuelle. Il y a du feu au fond de ses orbites creusées par la morsure de la lampe; sons ces fronts pâles et dépouillés, la cervelle est rouge; ceux-là n'aiment pas avec leur cœur, peut-être: ils aiment avec toute la révolte de leurs nerfs hérissés.

      Je ne sais pas si Frollo vit encore: nous ne sommes pas si grands que cela; d'ailleurs le génie sculpte un bronze à la taille de sa pensée. Mais regardez autour de vous, et vous verrez partout glisser dans l'ombre de nos soirs ce reflet de Frollo dont je parle. C'est l'argent de Frollo rapetissé qui tinte dans les poches de toutes nos comédiennes; ce temps-ci fait volontiers la monnaie du passé; la monnaie du grand Frollo circule depuis cinquante ans, et pullule, et se dédouble; elle forme dans notre civilisation un clan de malades chez qui le vice est une noire infirmité.

      Nous sommes le siècle névralgique. Il a fallu parvenir, on n'a pas eu le temps d'être jeune. Nous sommes le siècle négateur: nul ne réfugie plus son angoisse dans la foi. Molière n'écrirait plus Tartufe, Tartufe borne son hypocrisie à changer d'habit à la brune et prie franchement ses collègues de ne le point reconnaître, à charge de revanche, si ses collègues et lui viennent à se rencontrer en quelque lieu douteux.

      De là naît ce fait redoutable: l'orgie n'est plus la jeunesse qui passe, et qui demain va réagir contre sa propre démence. L'orgie est chauve ou coiffée de cheveux gris. Elle est sage, elle ne fait pas de bruit, elle paye ses dettes aux familles déshonorées. Les fils de Frollo, je vous l'ai dit, sont des malades qui prennent froidement un bain de vice comme on subit une douche d'eau froide.

      Cependant, il ne faut pas crier cela sur les toits. Soyez discrets. Frollo n'aime pas qu'on tâte le pouls de sa frénésie. Je n'ose pas vous dire toutes les robes qu'il porte, je n'ose pas vous laisser deviner surtout du haut de quelle tribune il me foudroierait, s'il m'entendait.

      J'en connais de bien plus malades que mon cousin le président de Kervigné. Mon cousin était un homme de milieu et de modération, mettant un mors à sa fringale et arrangeant ses affaires de cœur comme un dossier. Sauf l'esprit qu'il avait et la rare distinction de ses manières, sa vie ressemblait aux soirées que les notaires passent au bal masqué avec un nez de carton et une femme de plâtre.

      Il était magistrat dix heures par jour et travaillait avec fureur; le reste du temps, il était je ne sais quoi, il avait son faux nez, il faisait aller les arts.

      Pendant le déjeuner, on ne parla que de la famille de Bretagne; mon cousin fut bienveillant et charmant. Il m'engagea à prendre une quinzaine pour voir Paris, après quoi je devais être présenté au ministre.

      «Comment trouvez-vous mon mari? me demanda Aurélie quand nous fûmes seuls.

      —Il réalise l'idée que je m'étais faite d'un magistrat éminent, répondis-je.

      —J'entends comme homme, insista-t-elle.

      —Comme homme?.... répétai-je avec un peu d'embarras.

      —Venez voir le jardin,» dit-elle en riant et en me prenant le bras.

      Comme nous descendions, elle ajouta d'un ton de mignardise qui devait lui aller fort bien autrefois:

      «Avons-nous pensé à petite maman?

      —Ma cousine...... balbutiai-je.

      —Pas beaucoup. Nous avons dormi comme un loir.

      «Je vais te dire, René, reprit-elle en changeant de ton brusquement. Tu es de la Bretagne et trop neuf pour deviner ces choses là. Avec moi, vois-tu, ton éducation va se faire sans que tu t'en aperçoives et tu seras déjà un petit homme quand tu entreras à la chancellerie. L'expérience, mon cousin, c'est tout ce qui reste aux pauvres vieilles qui ont passé vingt huit ans.»

      Elle s'arrêta pour me donner le temps de protester. Je le fis de mon mieux: mais, au grand soleil, Aurélie avait réellement trop d'expérience. Elle s'appuya nonchalamment sur mon bras et poursuivit:

      «Malgré l'énorme différence d'âge, j'aurais aimé mon mari. Ma nature délicate et tendre a besoin d'un attachement solide, et mes principes......

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