Le corsaire rouge. James Fenimore Cooper

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Le corsaire rouge - James Fenimore Cooper

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soins de ce monde, auxquels venait se mêler la pensée constante, mais quelquefois un peu détournée, de l’avenir, étaient ce qui occupait le plus et ce qui formait le trait distinctif du peuple qui habitait alors ce qu’on appelait les provinces de la Nouvelle-Angleterre. La grande affaire du jour n’était cependant pas oubliée, quoique l’on crût inutile d’en discuter les détails dans l’oisiveté ou le verre à la main. Les voyageurs, le long des différentes routes qui conduisaient dans l’intérieur de l’île, se formaient en petits groupes, où les résultats politiques du grand événement national qu’ils venaient de célébrer, et la manière dont ils avaient été traités par les différents individus choisis pour jouer le premier rôle dans les cérémonies du jour, étaient examinés librement, quoique néanmoins avec une grande déférence pour la réputation établie des personnages distingués les plus intéressés dans la question. Il était généralement reconnu que le sermon, qu’on aurait pu appeler historique, était aussi soigné qu’édifiant; et en somme, quoique cette opinion trouvât une contradiction modérée chez quelques clients d’un avocat opposé à l’orateur, on convenait que jamais il n’était sorti d’aucune bouche un discours plus éloquent que celui qui, ce jour-là, avait été prononcé en leur présence. C’était précisément de la même manière que discutaient des ouvriers sur un vaisseau qu’on construisait alors dans le port, et qui, suivant eux, d’après ce même esprit d’admiration de province, qui a depuis immortalisé tant d’édifices, de ponts, et même d’individus, dans les limites respectives de leurs pays, était le plus précieux modèle qui existât des proportions parfaites de l’architecture navale.

      Il est peut-être nécessaire de dire un mot de l’orateur lui-même, afin qu’un prodige intellectuel si remarquable remplisse sa place dans notre énumération éphémère des grands hommes de cette époque. Il était l’oracle habituel du voisinage quand il était nécessaire que les idées se rencontrassent sur quelque grand événement, tel que celui dont nous venons de parler. Son instruction était regardée à juste titre, par comparaison, comme des plus complètes et des plus étendues; sa réputation était comme le calorique, qui a d’autant plus "intensité que les limites dans lesquelles il est enfermé sont plus étroites; on assurait, non sans raison, qu’il avait étonné plus d’un docteur européen qui avait voulu s’escrimer avec lui dans l’arène de la littérature ancienne. C’était un homme qui savait tirer le plus grand parti de ces dons surnaturels. Dans une seule circonstance il s’était écarté de son attention ordinaire à ne rien faire qui pût diminuer une réputation acquise de cette manière: c’était en permettant qu’un des laborieux chefs-d’œuvre de son éloquence fût imprimé, ou, comme le disait son rival, plus spirituel mais moins heureux, le seul autre homme de loi de la ville, en souffrant que l’on arrêtât au passage un de ses essais fugitifs. Mais cette épreuve même, quels que pussent en être les résultats au dehors, servit à confirmer sa réputation dans le pays. Il brillait alors aux yeux de ses admirateurs de tout l’éclat de l’impression, et c’était en vain que cette misérable race–d’animalcules qui se nourrissent de la substance du génie–essayèrent de miner une réputation consacrée dans l’opinion de tant de paroisses. La brochure fut colportée avec soin dans les provinces, prônée dans les soirées, portée ouvertement aux nues dans les papiers publics, par quelque plume homogène, comme on s’en apercevait à la ressemblance frappante du style; et, enfin, grâce au zèle d’un partisan plus enthousiaste, ou peut-être plus intéressé que les autres, chargée à bord du premier vaisseau qui mit à la voile pour retourner dans sa chère patrie, comme on appelait alors affectueusement l’Angleterre, sous une enveloppe qui n’était adressée rien moins qu’au roi d’Angleterre. L’effet qu’elle produisit sur l’esprit rigide de l’Allemand dogmatique qui occupait alors le trône du conquérant n’a jamais été connu, quoique ceux qui étaient dans le secret de l’envoi attendissent longtemps en vain la récompense signalée qui devait être le prix d’une si merveilleuse production d’une intelligence humaine.

      Malgré ses hautes et précieuses qualités, celui qui en était doué était alors occupé de la partie des travaux de sa profession qui avait le plus de rapport avec les fonctions d’écrivain public, avec autant d’abnégation de lui-même que si la nature, en lui accordant des dons aussi rares, n’y avait pas joint la dose ordinaire d’amour-propre. Un observateur critique aurait pu cependant voir, ou du moins penser voir, à travers l’humilité forcée de son maintien, certains airs de triomphe qu’on pouvait attribuer à une autre cause qu’à la prise de Québec. L’habitude très-recommandable d’économiser les moindres minutes était la cause de l’activité extraordinaire qu’il déployait dans l’exercice d’une profession si humble, comparée aux efforts récents de son esprit.

      Laissant ce favori de la fortune et de la nature, nous allons passer à un individu tout à fait différent et à un autre quartier de la ville. Le lieu dans lequel nous allons maintenant transporter le lecteur n’était ni plus ni moins que la boutique d’un tailleur qui ne dédaignait pas d’entrer dans les plus minces détails de sa profession et d’être lui-même son unique ouvrier. L’humble édifice s’élevait à peu de distance de la mer, à l’extrémité de la ville, et dans une situation telle, que le propriétaire pouvait contempler toute la beauté du bassin intérieur, et même, par un passage ouvert à l’eau entre les îles, la surface, aussi paisible qu’un lac, du havre d’entrée. Un quai petit et peu fréquenté était devant sa porte, tandis qu’un certain air de négligence et l’absence de tout fracas prouvaient assez que ce quartier lui-même n’était pas le siège direct de la prospérité commerciale si vantée de Newport.

      L’après-dînée était comme une matinée du printemps, car la brise, qui de temps en temps ridait la surface du bassin, avait cette douceur particulière qui caractérise si souvent l’automne en Amérique. Le digne ouvrier travaillait à son ouvrage, assis sur son établi près d’une fenêtre ouverte, et bien plus satisfait de lui-même que beaucoup de gens que la fortune a placés sous des rideaux de velours et d’or. Du côté extérieur de la petite boutique, un paysan, de grande taille, gauche de manières, mais vigoureux et bien bâti, était à se balancer, l’épaule appuyée sur un des côtés de la boutique, comme si ses jambes trouvaient la tâche de soutenir sa lourde masse trop forte pour ne pas avoir besoin de support. Il semblait attendre le vêtement auquel travaillait l’autre, et dont il se proposait d’orner les grâces de sa personne dans une paroisse voisine le prochain jour du sabbat.

      Pour abréger les instants, et peut-être pour satisfaire une violente démangeaison de parler à laquelle celui qui maniait l’aiguille était quelquefois sujet, il se passa bien peu de minutes sans qu’il se dît un mot de part ou d’autre. Comme leur conversation avait un rapport direct avec le principal sujet de notre roman, nous nous permettrons d’en rapporter les parties qui nous semblent les plus propres à servir à l’exposition de ce qui doit suivre. Le lecteur voudra bien faire attention que celui qui travaillait était un vieillard approchant du déclin de la vie, et dont l’extérieur annonçait que, soit que la fortune lui eût toujours été contraire, soit qu’elle lui eût retiré ses faveurs, il ne parvenait à écarter la pauvreté de sa demeure qu’à l’aide d’un grand travail et d’une extrême frugalité, et que sa pratique était un jeune homme dont l’âge et l’apparence pouvaient faire présumer que l’acquisition d’un habillement complet était pour lui un grand événement qui faisait époque dans sa vie.

      –Oui, s’écriait l’infatigable coupeur de drap en faisant une espèce de soupir qu’on pouvait également prendre pour la preuve de l’excès de son contentement moral, ou de la fatigue physique causée par ses pénibles travaux; oui, rarement il est sorti de la bouche de l’homme de plus belles paroles que celles que le squire a prononcées aujourd’hui même. Quand il parlait des plaines du père Abraham 2, de la fumée et du carnage de la bataille, mon cher Pardon, il m’a remué si profondément, que, je le crois en vérité, il pourrait me venir en tête de laisser là l’aiguille, et de partir moi-même pour aller chercher la gloire sous les drapeaux du roi.

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