Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 67
Koutouzow passait avec lenteur et nonchalance devant ces milliers d’yeux qui semblaient sortir de leurs orbites pour le mieux voir.
Il s’arrêta tout à coup devant la troisième compagnie; sa suite, ne prévoyant pas ce brusque arrêt, se trouva rapprochée de lui.
«Ah! Timokhine!» s’écria-t-il, en reconnaissant le capitaine au nez rouge.
Timokhine, qui semblait s’être allongé jusqu’aux limites du possible, pendant l’algarade de son général au sujet de Dologhow, trouva encore le moyen, à l’apostrophe du général en chef, de se redresser au point que cette tension, si elle s’était prolongée, aurait pu lui devenir fatale. Koutouzow s’en aperçut et se détourna aussitôt pour y mettre un terme, en laissant errer un faible sourire sur sa figure balafrée.
«C’est encore un compagnon d’armes d’Ismaïl, un brave officier!… En es-tu content?…»
Et il s’adressa au chef de régiment, qui sans se douter qu’un miroir invisible pour lui (le hussard basané) allait le réfléchir de la tête aux pieds, tressaillit et s’avança en disant:
«Très content, Haute Excellence!
— Chacun a ses faiblesses, et il est, je crois, un disciple de Bacchus,» ajouta Koutouzow en s’éloignant.
Terrifié à l’idée d’en avoir la responsabilité, le malheureux commandant garda le silence. Pendant ce temps le hussard basané, dont les yeux avaient été frappés par la personne du capitaine disciple de Bacchus, au nez rouge et à la taille tendue, l’imita si parfaitement, que Nesvitsky éclata de rire. Koutouzow se retourna, mais notre moqueur savait commander à son visage, et, une expression de gravité respectueuse succéda comme par enchantement à ses grimaces.
La troisième compagnie était la dernière. Koutouzow s’arrêta pensif, cherchant évidemment à rappeler ses souvenirs. Le prince André fit un pas, et lui dit tout bas en français:
«Vous m’avez ordonné de vous rappeler Dologhow, celui qui a été dégradé…
— Où est Dologhow?» demanda-t-il aussitôt.
Revêtu cette fois de la capote grise de soldat, Dologhow ne se fit point attendre; il sortit des rangs et présenta les armes: c’était décidément un soldat de belle mine, bien tourné, aux cheveux blonds, et aux yeux bleus et clairs.
«Une plainte? Demanda Koutouzow, en fronçant légèrement les sourcils.
— Non, c’est Dologhow, lui dit le prince André.
— Ah! J’espère que cette leçon t’aura suffisamment corrigé; fais ton possible pour bien servir; l’Empereur est clément et je ne t’oublierai pas non plus, si tu le mérites.»
Les yeux bleus et brillants de Dologhow le regardaient aussi hardiment qu’ils avaient regardé le chef du régiment, et leur expression semblait combler cet abîme de convention qui sépare le simple soldat du général en chef.
«Une seule grâce, Excellence, dit-il de sa voix ferme, calme et vibrante… Veuillez m’accorder l’occasion d’effacer ma faute et de faire preuve de mon dévouement à l’empereur et à la Russie.»
Koutouzow se détourna et se dirigea vers sa calèche d’un air maussade. Ces phrases banales, toujours les mêmes, l’ennuyaient et le fatiguaient:
«À quoi bon, pensait-il, y répondre par un même refrain? à quoi bon ces vieilles et éternelles redites?»
Le régiment se fractionna en compagnies, et se mit en marche pour aller près de Braunau occuper ses logements, s’y équiper, s’y chausser et s’y reposer.
«Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas, Prokhore Ignatovitch?…» dit le chef de régiment en s’adressant au capitaine, après avoir dépassé à cheval la troisième compagnie.
Son visage exprimait la satisfaction sans bornes que lui causait l’inspection si heureusement terminée:
«Le service de l’Empereur, vous savez?… Et puis on craint de se couvrir de honte devant le régiment: je suis toujours le premier à offrir des excuses… et il lui tendit la main.
— De grâce, général, oserai-je penser que…»
Et tandis que le nez du capitaine s’empourprait de joie, sa bouche, se fendant jusqu’aux oreilles en un large sourire, laissa voir ses dents ébréchées, dont les deux incisives avaient été perdues sans retour à l’assaut d’Ismaïl:
«Dites également à M. Dologhow que je ne l’oublierai pas, qu’il soit tranquille… Comment se conduit-il, à propos?
— Il est très exact à son devoir, Excellence, mais son caractère…
— Comment, son caractère?
— Cela lui prend par accès, Excellence; il y a des jours où il est bon, intelligent, instruit, et puis d’autres moments où c’est une bête féroce. N’a-t-il pas failli, tout dernièrement, assommer un juif en Pologne… vous le savez bien?…
— Oui, oui, repartit le chef de régiment, mais il est à plaindre… il est malheureux… il a de hautes protections, ainsi vous ferez bien de…
— Parfaitement, Excellence, et le sourire du capitaine disait assez qu’il avait compris l’intention de son supérieur.
— Les épaulettes à la première affaire! S’écria le général, en jetant ces paroles à Dologhow, au moment où celui-ci passait. Dologhow se retourna en silence, et sourit d’un air railleur.
— Bien, très bien! Continua le chef à haute voix pour se faire entendre des soldats: je donne de l’eau-de-vie à tout le monde et je remercie chacun de vous… Dieu soit loué!»
Et il s’approcha d’une autre compagnie.
«C’est un brave homme: après tout, on peut servir sous ses ordres, dit le capitaine en s’adressant à son officier subalterne.
— En un mot, «le roi de cœur»! Lui répliqua l’officier subalterne, et il riait en appliquant au général le sobriquet qu’on lui avait donné.
La joyeuse disposition d’humeur des officiers, causée par l’heureuse issue de la revue, avait vite fait son chemin parmi les soldats. Ils marchaient gaiement, tout en causant:
«Qui donc a inventé que Koutouzow était borgne?