Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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les troupes russes après leur longue marche.

      L’aide de camp, qui ignorait ces détails, se borna à dire que le général en chef serait très mécontent s’il ne trouvait pas le régiment en tenue de campagne. À ces mots, le pauvre général baissa la tête, haussa silencieusement les épaules et se tordit les mains de désespoir:

      «Nous voilà bien! Quand je vous le disais, Michel Dmitriévitch… tenue de campagne, donc en capotes, ajouta-t-il en s’adressant avec humeur au commandant de bataillon… – Ah! Mon Dieu! Messieurs les chefs de bataillon, s’écria-t-il d’une voix habituée au commandement et il avança d’un pas… Messieurs les sergents-majors!… Son Excellence sera-t-elle bientôt ici? Demanda-t-il avec une respectueuse déférence à l’aide de camp.

      — Dans une heure, je pense.

      — Aurons-nous seulement le temps de changer de tenue?

      — Je l’ignore, mon général…» Et le chef de régiment s’approcha des rangs et donna ses ordres. Les commandants de bataillon se mirent à courir, les sergents-majors à s’agiter, et en une seconde les carrés, jusqu’alors immobiles et silencieux, se rompirent et se dispersèrent. Ce ne fut plus que le bourdonnement confus d’une foule en mouvement: les soldats se précipitaient dans tous les sens, chargeaient leurs havresacs sur leurs épaules et, élevant leurs capotes en l’air par-dessus leur tête, en enfilaient les manches à la hâte.

      «Qu’est-ce que cela? Qu’est-ce que c’est que cela? S’écria le général. – Commandant de la troisième compagnie!

      — De la troisième compagnie!… Le général demande le commandant de la troisième compagnie! Répétèrent plusieurs voix, et l’aide de camp se précipita à la recherche du retardataire. L’excès de zèle et l’effarement de chacun avaient si bien troublé toutes les têtes, que l’on avait fini par crier: La compagnie demande le général! Lorsque ces appels réitérés parvinrent enfin aux oreilles de l’absent, un homme d’un certain âge; il était incapable de courir, mais il franchissait pourtant au petit trot, sur la pointe de ses pieds mal équilibrés, la distance qui le séparait de son chef. On voyait bien vite que le vieux capitaine était inquiet comme un écolier qui prévoit une question à laquelle il ne saura pas répondre. Sur son nez empourpré pointaient des taches dues à l’intempérance; sa bouche tremblait d’émotion, il soufflait et ralentissait le pas à mesure qu’il avançait et que le commandant l’examinait des pieds à la tête:

      «Vous flanquez donc des fourreaux à vos soldats? Qu’est-ce que cela signifie! Lui dit-il, en montrant du doigt un soldat de la troisième compagnie, dont la capote de drap tranchait sur le reste par sa couleur. Où vous cachiez-vous donc, on attend le général en chef et vous quittez votre poste, hein? Je vous apprendrai à habiller vos soldats de la sorte le jour d’une revue!»

      Le vieux capitaine ne quittait pas des yeux son chef, et, de plus en plus ahuri, pressait ses deux doigts contre la visière de son shako, comme si ce geste devait le sauver.

      «Eh bien, vous ne répondez pas? Et celui-là que vous avez déguisé en Hongrois, qui est-il?

      — Votre Excellence…

      — Eh bien, quoi? Vous aurez beau me répéter sur tous les tons: Votre Excellence, et après? Savez-vous ce que cela veut dire: Votre Excellence?

      — Votre Excellence, c’est Dologhow, celui qui a été dégradé, balbutia le capitaine.

      — Dégradé? Donc il n’est pas maréchal pour se permettre… il est soldat, et un soldat doit être habillé selon l’ordonnance.

      — Votre Excellence elle-même l’a autorisé à s’habiller ainsi pendant la marche.

      — Autorisé, autorisé, c’est toujours ainsi avec vous, jeunes gens, répliqua le commandant en se calmant un peu… on vous dit une chose et vous… eh bien, quoi?… et s’échauffant de nouveau: Habillez vos hommes convenablement, voilà!»

      Et, se retournant vers l’envoyé de Koutouzow, il continua son inspection, satisfait de sa petite scène, et cherchant un prétexte à une nouvelle explosion. Le hausse-col d’un officier lui paraissant suspect, il tança vertement l’officier; puis, l’alignement du premier rang de la troisième compagnie manquant de rectitude, il s’adressa d’une voix agitée à Dologhow, qui était vêtu d’une capote d’un drap gris bleuâtre:

      «Où est ton pied? Où est ton pied?»

      Dologhow retira tout doucement son pied et fixa son regard vif et hardi sur le général.

      «Pourquoi cette capote bleue? À bas! Sergent-major, qu’on déshabille cet homme…

      — Mon devoir, général, lui répliqua Dologhow en l’interrompant, est de remplir les ordres que je reçois, mais je ne suis point forcé de supporter les…

      — Pas un mot dans les rangs, pas un!

      — Je ne suis pas forcé, reprit Dologhow à haute voix, de supporter les injures…»

      Et les regards du chef du régiment et ceux du soldat se croisèrent.

      Le général se tut en tiraillant avec colère son écharpe:

      «Veuillez changer d’habit,» lui dit-il.

      Et il se détourna.

      II

      «On arrive!» cria le fantassin placé en vedette, et le général, rouge d’émotion, courut à son cheval et, en saisissant la bride d’une main tremblante, sauta en selle, tira son épée d’un air radieux et résolu, et ouvrit la bouche toute grande, pour donner le signal.

      Le régiment ondula un instant pour retomber dans une immobilité complète:

      «Silence dans les rangs!» s’écria le général d’une voix vibrante, dont les inflexions variées offraient un singulier mélange de satisfaction, de sévérité et de déférence…, car les autorités approchaient. Une haute calèche de Vienne à ressorts et à panneaux bleus s’avançait le long d’une large route vicinale, ombragée d’arbres. Des militaires à cheval et une escorte de cosaques l’accompagnaient. L’uniforme blanc du général autrichien, assis à côté de Koutouzow, se détachait vivement sur la teinte sombre des uniformes russes. La calèche s’arrêta, les deux généraux cessèrent de causer, et Koutouzow descendit du marchepied, pesamment et avec effort, sans paraître faire attention à ces deux mille hommes, dont les regards étaient rivés sur lui et sur leur chef. Au commandement donné, le régiment tressaillit comme un seul homme et présenta les armes. La voix du général en chef se fit entendre au milieu d’un silence de mort, puis les cris de: «Vive Votre Excellence!» retentirent en réponse à son salut, et tout rentra de nouveau dans le silence. Koutouzow, qui s’était arrêté pendant que le régiment s’ébranlait, parcourut les rangs avec le général autrichien. À la façon dont le général en chef avait été reçu et salué par son subordonné, à la façon dont celui-ci le suivait la tête inclinée, épiant ses moindres mouvements, et se redressant au moindre mot, il était évident que ses devoirs lui étaient doux au cœur. Grâce à sa sévérité et à ses bons soins, son régiment était en effet en bien meilleur état que ceux qui étaient dernièrement arrivés à Braunau: en fait de malades et de traînards, il ne comptait que 217 hommes, et tout était en excellent

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