Les naturalistes. Группа авторов

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édition française, il ne réussit pas à juguler le besoin de Clémence Royer d’ajouter des commentaires et des développements de son cru.25

      Qu’une traductrice ne se contente pas de transposer les textes d’une langue dans une autre, mais qu’elle y ajoute sa propre interprétation et sa vision du monde n’avait cependant rien de curieux au XIXe siècle. Le même phénomène s’était produit avec la première traduction allemande de Darwin.26 Ce qu’il y avait, toutefois, de particulier dans le cas de Clémence Royer, c’est qu’elle considérait avant tout l’ouvrage de Darwin comme une confirmation empirique de sa propre philosophie de l’évolution – une philosophie qui se fondait sur un anticléricalisme radical et qu’elle avait élaborée à la Bibliothèque de Lausanne, notamment grâce à la lecture des ouvrages du naturaliste Jean-Baptiste Lamarck (1744-1828), quelque peu tombé dans l’oubli entre-temps. Elle voyait par conséquent en Darwin un allié, dont elle voulait faire mieux connaître la théorie au plus grand nombre possible de lecteurs français au moyen de sa préface et de ses commentaires. Ainsi que ses deux biographes l’ont fait ressortir, la lecture de Clémence Royer s’écarte de la théorie de Darwin sur deux points. Le premier concerne la filiation à Lamarck. Effectivement, ce dernier avait déjà parlé de la possibilité qu’avaient les espèces animales de s’adapter à leur environnement et de se transformer au fil des générations. Mais les idées de Lamarck étaient d’ordre purement spéculatif. Et surtout, Clémence Royer négligeait le fait qu’avec sa conception de la sélection naturelle, Darwin introduisait un mécanisme fondamentalement nouveau, qui non seulement postulait et décrivait l’évolution des espèces, mais pouvait aussi l’expliquer – d’une autre manière que Lamarck. La deuxième différence par rapport à Darwin était que, comme bien d’autres intellectuels de son temps, elle considérait la théorie de l’évolution comme une loi (naturelle) du progrès, ainsi qu’en témoigne sa traduction du sous-titre de l’ouvrage – des Lois du progrès chez les êtres organisés. Dans la conception de Darwin, le processus de l’évolution n’avait toutefois pas d’orientation clairement définie.27

      Pour la deuxième édition française, Darwin exigera de nombreuses adaptations, notamment, de renoncer au terme de progrès dans le sous-titre, et il supprimera l’un des commentaires de la traductrice. Mais il conservera la préface. Bien qu’il redoute que cela ne nuise à la réception, déjà difficile, de sa théorie en France, il appréciait que Clémence Royer ait remarquablement saisi les principaux éléments de sa théorie, non seulement sur le plan stylistique, mais au niveau du contenu, ainsi que des amis français le lui avaient assuré. Pour la troisième édition, Clémence Royer commettra toutefois, selon les termes de Joy Harvey, «l’énorme faute»28 de rédiger une nouvelle préface, dans laquelle elle attaque directement Darwin. Sa critique ne concerne pas L’Origine des espèces, mais sa toute nouvelle théorie des lois de l’hérédité. Dans une perspective historique, il ne s’agit là que d’un élément secondaire.29 Pour Darwin lui-même, ce nouvel élément constitutif de sa construction théorique était toutefois très important, et ce sera la raison pour laquelle il se montrera particulièrement irrité par la critique de Clémence Royer. Le fait qu’elle ait en même temps négligé d’intégrer dans sa traduction les rectifications et les compléments apportés dans les éditions anglaises les plus récentes renforcera sa colère. Darwin refusera de donner son aval pour la troisième édition de la traduction de Clémence Royer et il chargera quelqu’un d’autre de réaliser une nouvelle traduction de l’ouvrage.

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      Ill. 5: Lausanne dans les années 1860: la promenade du lac et l’Hôtel Beau-Rivage. Peinture de Rudolf Dickmann.

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      Ill. 6: Vue sur les villages du vignoble de Lavaux, Pully (au premier plan) et Cully (à l’arrière-plan) au bord du Léman, avec, au loin, les Alpes valaisannes. Peinture de William-Henry Bartlett, 1835.

      Malgré la fin de cette collaboration, Clémence Royer reste sans doute la plus influente médiatrice de la théorie de Darwin en France. En 1869, elle s’installe à Paris avec son compagnon, Pascal Duprat. Elle sera la première femme admise dans la Société d’anthropologie – la seule société savante française qui s’intéressait sérieusement au darwinisme. A sa direction, on trouvait un groupe d’intellectuels radicaux rassemblés autour de Paul Broca (1824-1880), dont Carl Vogt, qui habitait Genève. Grâce à l’influence de Clémence Royer, les anthropologues français acceptèrent peu à peu la théorie de Darwin. Avec sa traduction, elle marquera également la réception de Darwin en Italie, en Espagne et en Amérique latine, où le français était la principale langue scientifique.30

      MÂLES ET FEMELLES, FEMMES ET HOMMES DANS LA THÉORIE DE L’ÉVOLUTION

      Un problème central, qui mettra en conflit Clémence Royer non seulement avec Darwin, mais aussi avec Broca et les autres théoriciens français, concerne le rôle des femelles dans le monde animal, et celui des femmes chez les humains, dans le processus de l’évolution – une question qui est omniprésente dans l’œuvre philosophique de Clémence Royer. C’est d’ailleurs à cause de ce débat que le personnage reste d’une actualité brûlante, mais aussi problématique.31

      Pour comprendre la position de Clémence Royer, il est important de rappeler que les naturalistes du XIXe siècle contribuèrent largement à légitimer la discrimination sociale et politique des femmes. «A de nombreux égards, le caractère des scientifiques est antiféminin», prétendait notamment en 1874 le neveu de Darwin, Francis Galton, l’un des plus grands chercheurs de son temps dans le domaine de l’hérédité.32 Son contemporain genevois Alphonse de Candolle, un éminent botaniste, s’exprime dans le même sens: «Le développement [intellectuel] de la femme s’arrête plus vite que celui de l’homme […]. En outre, l’esprit féminin est primesautier.»33 De tels points de vue, qui remontent jusqu’au XVIIIe siècle, se voyaient scientifiquement confortés par la conception de la «sélection sexuelle» de Darwin. Elle lui servait à expliquer l’accouplement des espèces animales et végétales. Il partait du principe que les hommes jouent un rôle actif dans la conquête de la femelle ainsi que dans la compétition qui les oppose à d’autres mâles, tandis que les femelles adoptent un comportement passif lors de l’accouplement ainsi qu’un rôle protecteur dans l’éducation des jeunes animaux. Ce mécanisme aurait eu pour conséquence, prétend Darwin dans son ouvrage sur l’«origine des hommes», que les sexes s’étaient de plus en plus éloignés les uns des autres, physiquement et intellectuellement: «Finalement, l’homme devint supérieur à la femme.»34

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      Ill. 7: Des contemporains de Clémence Royer: Charles Darwin (en haut à gauche), Paul Broca (ci-dessus) et Carl Vogt (ci-contre).

      Clémence Royer s’élève contre de tels propos de manière originale. Elle partage, certes, avec ses contemporains, l’idée d’une «infériorité acquise»35 des femmes par rapport aux hommes. Sur certains points importants, elle s’écarte toutefois de ses contradicteurs masculins. Alors que ceux-ci considéraient cette inégalité biologique comme irréversible et catégorielle, elle n’a pour Clémence Royer «rien de fatal, rien d’absolu».36 Cette opinion a quelque chose à voir avec sa lecture lamarckienne de Darwin. Elle croyait que les êtres humains et les animaux pouvaient retransmettre à leurs descendants des qualités physiques ou mentales qu’ils avaient seulement acquises après leur naissance. Elle en tirait une théorie de l’évolution et des sexes qui comprenait trois phases. Chez les ancêtres les plus anciens de l’homme, les mâles et les femelles

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