Histoire des salons de Paris. Tome 2. Abrantès Laure Junot duchesse d'
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Thouvenel avait beaucoup de crédit auprès des femmes à vapeur; il était non-seulement partisan du magnétisme33, mais l'un des sectaires les plus dévoués à la faction du baquet, et même un peu à celle de Cagliostro… Cette époque fut bien remarquable par les suites de la crédulité de plusieurs individus dont l'influence était fort importante… Thouvenel était un homme fort spirituel, un esprit mordant et avec de la réplique. Il racontait aussi de bonnes histoires du château de Brienne.
Chamfort était encore un habitué de cette société où les idées nouvelles étaient toutes bien accueillies. Fils naturel et frappé de cet anathème que la société de l'époque précédente lançait sur chaque enfant fruit d'une de ces unions réprouvées par le monde, Chamfort sentit ce malheur plus vivement peut-être qu'aucun autre enfant dans cette même position; sans appui, sans protection, ignorant même jusqu'au nom de son père, il prit ce nom de Chamfort, bien décidé à l'illustrer par lui-même comme s'il en eût reçu l'obligation de cent aïeux: il essaya tout ce qu'un homme peut tenter en ce monde par l'industrie sans intrigue; partout il échoua. Enfin un riche Liégeois, qui croyait aimer les lettres, prit Chamfort comme secrétaire. Celui-ci partit avec son nouveau protecteur, et peu de temps après il revint à Paris abreuvé de malheurs et de tout ce qui fait l'amertume d'une situation dépendante rendue plus horrible par la dureté du protecteur… Chamfort rapporta de Spa et de Cologne, où il avait résidé, une amertume triste et souffrante, une âme abattue et découragée!.. Le Journal encyclopédique se formait alors, il y écrivit; et pendant deux ans l'infortuné vécut ainsi du fruit de son labeur, voyant chacune de ses lignes trempée de larmes et de la sueur brûlante de l'excès du travail… C'est ainsi que chacun de ses repas, le repos de ses nuits, étaient empoisonnés et troublés par la crainte de n'avoir pas de lendemain!.. Il fit ensuite la Jeune Indienne, puis le Marchand de Smyrne, jolie petite pièce, qui se joue encore à la Comédie Française; plusieurs Éloges couronnés à l'Académie34; une tragédie, mauvaise selon La Harpe, et passable selon quelques autres: la Reine en accepta l'hommage, et accorda sa faveur à l'auteur. Enfin le prince de Condé le nomma son secrétaire des commandements!.. Il avait donc une existence morale!.. La société ne le repoussait plus!.. Il disait en pleurant à un ami qui le félicitait de sa nomination:
– Ah! c'est que j'étais bien malheureux, voyez-vous, car le jour qui se levait pour moi me menaçait de n'avoir pas de lendemain!..
L'année suivante, il fut reçu à l'Académie… Il écrivait en général avec une manière à lui, dans laquelle on trouve un néologisme peu favorable à la diction de Chamfort lui-même, qui aimait à traduire ordinairement sa pensée. Son talent dramatique était peu remarquable; il était paradoxal, défaut immense pour un auteur dramatique, comme obstacle au dialogue et à la marche de la pièce. Mais dans la conversation il était parfaitement aimable; il avait de l'âme et du mouvement sans tristesse, quoiqu'il en eût beaucoup dans son organisation naturelle… Dans cette lutte incessante qu'il soutenait contre la société, comme individu que son code proscrivait, Chamfort avait puisé des idées qui le portèrent à l'instant au niveau de 1789, lorsque la dernière pierre de la Bastille vint à tomber! Aucune influence préservatrice n'avait entouré son cœur, qui reçut de vives et profondes blessures, dont la cicatrice fut toujours douloureuse. Aussi fut-il un des premiers à crier: Vive la liberté! et surtout l'égalité!… Toutefois cette cause, qu'il embrassa avec ardeur, lui devint fatale… il perdit le peu qui lui avait été donné, ses pensions et sa place à l'Académie… Mais il n'en demeura pas moins attaché aux principes de la cause républicaine; et quand la tempête politique gronda plus forte et plus dangereuse, sa voix s'éleva au-dessus de celle des orages pour rappeler la nation à l'ordre et au devoir.
La fraternité des hommes de sang de la Révolution, disait-il, est celle de Caïn… sois mon frère ou je te tue!..
Il fut arrêté et jeté dans un cachot… ses amis, et ils étaient nombreux, parvinrent à le faire mettre en liberté… Il retourna chez lui. Mais cette nouvelle persécution du sort le trouva sans force et sans courage!.. Être frappé par la main d'un frère lui parut une injustice plus impossible à supporter qu'aucune de celles qui lui avaient été infligées jusque-là!.. la prison surtout! oh! la prison!..
– Jamais je ne repasserai sous les voûtes d'un cachot! répétait-il en frémissant.
Il tint parole.
Dénoncé une seconde fois au comité de salut public, il vit arriver chez lui les soldats et les officiers civils chargés de l'arrêter. Il les reçut avec calme, les pria seulement de vouloir bien attendre qu'il changeât de vêtements, et demanda la permission de passer dans un cabinet qui n'avait pas d'issue. À peine y fut-il entré que, saisissant un pistolet chargé qu'il tenait toujours prêt, il le tire à bout portant en visant au front; mais il se manque, et le coup fracasse le haut du nez et enfonce l'œil droit!.. Résolu à mourir, il prend un rasoir, se donne plusieurs coups dans la gorge, se frappe au cœur… et enfin vaincu par la douleur, il pousse un cri, et tombe baigné dans son sang! Cependant on travaillait à enfoncer la porte, car le coup de pistolet avait donné l'alarme; mais la porte était forte et résista longtemps; enfin on parvint à la briser; on entre… on trouve le malheureux vivant encore… palpitant au milieu d'une mer de sang!.. et voulant dicter ses dernières volontés… Les médecins voulurent lui mettre un appareil…
– Laissez-moi, leur dit-il, et que l'un de vous écrive plutôt ce que je vais dire:
Et il dicte:
«Moi, Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir plutôt en homme libre qu'en esclave, ne voulant pas être reconduit dans une prison et perdre ainsi ma noble dignité d'homme; et je déclare que, si l'on voulait m'y traîner en l'état où je suis, il me reste encore assez de force pour achever ce que j'ai commencé… Je suis un homme libre, et ne rentrerai jamais vivant dans une prison…»
Il souffrit plusieurs heures les plus atroces douleurs!.. enfin il expira le 13 avril 1794.
Il a fait beaucoup de travaux importants pour Mirabeau, qui, malgré son beau talent, employait assez souvent celui des autres lorsqu'il leur en reconnaissait, et dans son opinion Chamfort était placé très-haut.
Les autres habitués du salon de Brienne étaient, comme je l'ai dit, Condorcet, Marmontel, l'abbé Morellet, l'abbé Delille et plusieurs autres littérateurs dont les talents comme écrivains peuvent n'être pas du premier ordre, mais qui étaient fort aimables, comme fournissant à la conversation; M. le chevalier de Boufflers, si spirituel… car alors l'auteur d'Aline était dans toute sa fraîcheur; il faisait des lectures de son joli conte, qui étaient fort recherchées, et qui, en vérité, donnaient un grand plaisir à ceux assez heureux pour les entendre… Marmontel mit à la mode pendant une saison un genre de distraction tout-à-fait agréable en ce qu'il flattait l'amour-propre sans faire souffrir celui des autres…
On faisait le portrait écrit d'une femme de la société, et chacun lisait le soir ce qu'il avait composé dans la journée. Madame de Damas, jeune et jolie femme, eut le plaisir d'entendre d'elle un des plus jolis éloges qu'une femme puisse recevoir, car elle fut louée par une autre femme: madame de Brienne, alors jeune et fort spirituelle, fit un portrait écrit de madame de Damas, dont j'ai entendu quelque partie, et qui était vraiment charmant. Il y avait une sorte d'émulation toute spéciale et toute flatteuse dans cette occupation directe d'une femme ou d'un homme par un ami. Madame Necker avait aussi ce talent à un degré remarquable. Le portrait de madame la duchesse de Lauzun est une des jolies choses en ce genre qui nous restent
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Thouvenel a été mon médecin pendant plusieurs années. Il est mort d'une apoplexie séreuse.
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