Histoire des salons de Paris. Tome 2. Abrantès Laure Junot duchesse d'
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L'abbé Delille était l'un des habitués les plus assidus de la société de madame la comtesse de Brienne; mais il avait été trop dévoué aux exilés de Chanteloup pour que Brienne l'accueillît comme un ami. Cependant l'abbé Delille aurait voulu être bienvenu dans ce palais enchanté, où les plaisirs étaient si admirablement variés, qu'on doutait encore s'il n'y avait pas un peu de magie dans leur exécution. Les poètes qui chantaient ses merveilles recevaient la lumière de leur gloire. L'abbé le savait bien; à cette époque, cependant, il n'avait pas besoin d'un reflet étranger pour se montrer comme l'une de nos gloires littéraires. Les Jardins avaient paru, ainsi que plusieurs autres ouvrages.
L'abbé Delille n'avait nullement la figure et la tournure de ce qu'on pourrait penser de lui en lisant, par exemple, son poëme de l'Imagination et quelques passages des différentes traductions qu'il a faites; il avait une physionomie fine et railleuse, et qui s'accordait mal avec des traits assez forts pour n'avoir rien de gracieux; il était même laid. Son nez était gros; ses sourcils avançaient sur ses yeux, dont le globe était fort couvert par la paupière. Son sourire avait presque toujours de la malice, et dans sa conversation on retrouvait cette disposition. Avant son émigration, lorsqu'il était à Brienne, par exemple, il était alors Jacques Delille, l'un de ces abbés musqués dont Rivarol fit un si plaisant portrait, lorsque l'abbé Delille, par un oubli impardonnable, s'avisa d'omettre le jardin potager dans les Jardins. Rivarol fit alors une satire intitulée: le Chou et le Navet, qui est dans tous les recueils de pièces détachées, et que, pour cette raison, je ne transcris pas ici. L'abbé Delille, enfant trouvé à la porte de l'hospice de la Pitié à Clermont en Auvergne, fut traité sans merci par Rivarol dans cette pièce de vers; mais il avait, dit-on, cherché cette correction par l'air dégagé avec lequel il accueillait les moindres avis.
«Ingrat! lui disait le chou, tu m'oublies!.. et pourtant
«Ma feuille t'a nourri, mon ombre t'a vu naître!..
Le Ciel fit les navets d'un naturel plus doux…
Dit le navet au chou… et puis console-toi…
Car… ses vers passeront, les navets resteront.»
Il y a dans toute cette pièce un esprit charmant contre lequel aurait échoué tout le talent poétique de l'abbé Delille, s'il avait voulu y répondre… Il y a une autre pièce dans le même genre, excepté qu'elle ne s'adresse pas à un individu, mais à l'époque. C'est la satire de Berchoux, parlant aux Grecs et aux Romains. Il y a là dedans un véritable sel attique; ce peut n'être plus de mode, comme on le dit assez bêtement (j'en demande pardon à ceux qui parlent ainsi), mais j'avoue que je trouve du plaisir à lire ce qui est spirituel, de quelque époque et dans quelque époque que cela arrive et soit écrit. Le Dante, l'Arioste, Pétrarque, Homère, pour remonter plus haut, tous ces hommes-là m'amusent, ou m'intéressent même, et les siècles disparaissent devant l'intérêt de la pensée, lorsque le poëte sait l'éveiller.
L'abbé Delille avait, comme je l'ai dit, beaucoup de malice dans sa conversation et dans sa physionomie. Je ne l'ai connu qu'aveugle, et escorté de sa femme, ce qui en faisait l'être le plus désagréable à supporter. J'en reparlerai plus tard, à l'époque de son entrée en France. L'abbé Delille et le cardinal Maury, tous deux dans un genre opposé, sont deux hommes remarquables dans leur changement de carrière littéraire et politique en tout ce qu'elle tient au monde.
L'abbé Maury, comme on l'appelait avant la Révolution et pendant ses premières années, est un nom sur lequel l'attention se porte aussitôt qu'on le prononce. Il avait tout ce qui exclut de la bonne compagnie; et pourtant il allait dans les maisons, non-seulement les plus distinguées comme rang et comme pouvoir, mais chez les femmes les plus à la mode, comme madame de Beauvau, madame de Simiane, madame de Coigny et plusieurs autres, dont la jeunesse, l'élégance et l'agréable esprit attiraient encore plus de monde chez elles que leur grand état de maison.
L'abbé Maury était parti de son village, auprès d'Avignon, avec deux chemises dans un sac, son bréviaire, et quelques mouchoirs. Son gousset était léger et tout-à-fait en harmonie avec son bagage; mais il avait vingt ans, une santé robuste, un esprit ayant la conscience de ce qu'il pouvait, et devant lui une époque qui accueillait tout ce qui la comprenait; avec d'aussi grands avantages, on est bien puissant contre le sort, me disait le cardinal lui-même. Il se mit donc en route gaîment pour Paris, mais à pied, car il n'avait pas de quoi faire le voyage en voiture… Parmi toutes ses facultés agissantes, celle de manger toujours était la plus prononcée. Il cheminait donc en songeant, en composant son premier sermon… en rêvant enfin, lorsqu'il fut joint par un jeune homme aussi mince et délicat que l'abbé Maury était robuste et carré. Le jeune homme pâle et maigre avait aussi un petit paquet au bout d'un bâton… il était pauvre comme l'abbé Maury, allait à Paris comme lui, avait des illusions comme lui, et comme lui enfin croyait trouver à Paris un monde de merveilles dans lequel ils allaient être admis sur leur première demande.
– Je ne désire qu'une chose… je suis modeste, dit le jeune homme pâle… je ne demande qu'à faire l'autopsie du premier prince ou de la première princesse de la famille royale qui mourra.
– Ah! monsieur est donc médecin… chirurgien?
– Je suis docteur, monsieur…
Le futur cardinal se découvrit devant la science voyageant à pied.
– Quant à moi, dit-il, mon ambition ne s'élève pas beaucoup plus haut que la vôtre… Je voudrais faire l'oraison funèbre du prince ou de la princesse dont vous scalpelleriez le corps.
– Ah! monsieur est ecclésiastique?
Et le jeune homme pâle se découvrit en s'inclinant très-bas devant le jeune abbé, qu'il aurait soupçonné, à sa taille robuste, sa mine fleurie, être plutôt un futur colonel qu'un futur archevêque.
La connaissance fut bientôt faite; les deux jeunes gens se confièrent leurs projets, leurs espérances… hélas! elles étaient nulles, car elles ne reposaient que sur leur volonté profondément déterminée… Ils s'unirent enfin de cette confiance que les malheureux ont l'un pour l'autre, et qui n'existe pas parmi les gens heureux. Ils firent leur route pédestrement et gaîment, arrivèrent à Paris, furent tous deux se loger dans une chambre, au cinquième étage, puis furent remettre le peu de lettres de recommandation qu'ils avaient, et attendirent les événements…
Ils n'attendirent pas longtemps. Il mourut une jeune princesse, fille du Dauphin et de la Dauphine… Le jeune abbé, aidé de ses protecteurs qu'il ne cessait de voir chaque jour, fit son oraison funèbre. Le médecin l'embauma. – Savez-vous le nom de ces deux jeunes gens? – L'un est, comme je vous l'ai dit, l'abbé Maury; l'autre était M. Portal, qui est mort premier médecin du Roi, laissant cent mille livres de rentes à ses enfants32… La seule chose qu'il avait conservée de sa figure de grande route, c'était sa pâleur et sa maigreur. – Elles étaient au point de faire demander si le malade n'avait pas eu besoin de prendre l'air, et si, étant mort tandis qu'il était levé, on n'avait pas oublié de le recoucher. – Il joignait à cela une voix tellement éteinte, que l'illusion eût été entière s'il avait eu la fantaisie de jouer le mort.
– Mais cela porte malheur, me disait-il un jour, après avoir lui-même plaisanté sur cette apparence mortuaire, qui l'enveloppait comme un vrai linceul!..
Il était aimable, Portal; il savait une foule d'anecdotes, qu'il racontait à merveille quand on savait jouer de lui, comme le disait ma mère. Sa perruque, cette petite figure toute grippée plutôt que ridée, cette pâleur
32
Il n'a laissé qu'une fille, madame Lamourier, qui à son tour n'a également qu'une fille, qu'elle a mariée il y a trois à quatre ans.