Aux glaces polaires. Duchaussois Pierre Jean Baptiste
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«L’attelage ne se met pas de front, mais de file, sur une ligne assez longue. Le conducteur n’a pas besoin de rênes, qui, d’ailleurs, empêtreraient horriblement ses petits coursiers. On leur apprend à obéir à la parole: hue et dia pour aller à droite et à gauche, ho pour l’arrêt, marche pour le départ ou pour exciter les paresseux6. Souvent, pourtant, il faut jouer du fouet, car il est difficile que des chiens soient toujours aussi dociles et aussi courageux que l’exigent leurs maîtres.
«Voilà donc comment se compose un attelage dans ce pays. Vous placez vos chiens dans leur harnais, à la queue l’un de l’autre, et vous attachez les derniers traits aux tires du traîneau. Celui-ci repose à plat sur la neige, et glisse sur toute sa surface. On y met des charges plus ou moins pesantes, retenues par des enveloppes de peau ou de toile, que de fortes lanières de cuir enlacent de nombreux replis.
«Le poids ordinaire du chargement est de 400 livres pour quatre chiens; seulement l’état des chemins doit être pris en considération…»
Ces derniers mots: l’état des chemins doit être pris en considération en rappellent plus long qu’on n’en pourra jamais écrire à ceux qui eurent à se risquer eux-mêmes, avec leurs traîneaux et leurs chiens, dans l’inconnu des chemins, gardés par l’hiver arctique!..
Les meilleurs chemins du Nord sont les sentiers étroits et tortueux, tracés par les sauvages, ou par les rennes, à travers les bois. Ils mesurent la largeur du traîneau; ou plutôt c’est le traîneau qui s’accommode à leur largeur. La course ira bien sur les sentiers fréquemment battus. Mais, loin des forts-de-traite, où ne circulent que de rares chasseurs, la neige a vite fait de tout remblayer, «et, écrit Mgr Charlebois, vicaire apostolique du Keewatin, comme on ne trouve plus aucun indice extérieur, il faut marcher en sondant la neige, de manière à découvrir, au fond, l’endroit durci par le passage des traîneaux. C’est une tâche difficile et qui demande beaucoup d’habileté.»
Le voyageur doit souvent créer lui-même son sentier, en abattant les arbres, en trouant les taillis, en coupant des troncs couchés sur son passage.
Les endroits redoutés par les hommes et les chiens sont les rivières congelées, parce qu’elles se hérissent de glaçons aigus, fixés dans un pêle-mêle horrible. Ce sont, en langage coureur-des-bois, les bordillons ou bourguignons.
Lorsque la glace se fixe définitivement sur l’eau, explique Mgr Grandin, elle ne le fait que par gradation, en commençant par le nord, et en remontant le courant. Dès que la glace est prise, le courant n’est pas aussi libre, l’eau monte au-dessus de la surface coagulée, accumule les glaçons qu’elle entraînait, et forme ainsi souvent de véritables montagnes. On ne saurait se faire une idée de ces créations fantastiques sans les avoir vues… Quelles souffrances, grand Dieu! de se traîner au milieu de ces bancs de neige durcie, de ces grandes dunes de glace qui bordent les côtes; de se frayer un chemin parmi ces affreux bourguignons, amas de glaçons entre-choqués, qui présentent aux pieds du voyageur leurs arêtes vives et acérées comme des lames de sabre!
En certains espaces de la rivière, la glace paraît lisse, invitante pour l’attelage. Qu’il prenne garde de s’y lancer inconsidérément, car la mince couche, usée par l’eau rapide, n’attend peut-être pour céder que la pression d’un pas! Plusieurs ont sombré, corps et bagages, dans ces pièges de la mort, et n’ont dû leur salut qu’à la vitesse de leurs chiens à nager jusqu’à la glace ferme et à y haler le traîneau auquel les bras du conducteur s’étaient cramponnés.
Le premier décembre 1890, cet accident faillit être fatal au Père Dupire et au Frère Lecreff, deux missionnaires du fort Résolution, Grand Lac des Esclaves, qui faisaient route vers le lac Athabaska, où les mandait Mgr Clut. Ils remontaient la grande rivière des Esclaves, le Père Dupire assis depuis quelques instants sur le paquetage, le Frère Lecreff courant à l’arrière, les mains enlacées à la corde que l’on attache au traîneau pour le gouverner. Deux attelages indiens qui les précédaient venaient de franchir, sans accroc, une glace douteuse, en face de l’endroit dit la Pointe Gravois. Nos missionnaires s’y engagèrent donc sans défiance. La glace s’effondra. Le Père Dupire, très vif par naturel, sauta en avant et toucha d’un pied le bord solide. Se fixant à genoux, il se pencha aussitôt sur l’abîme bouillonnant pour saisir, par la tête, le premier chien. Il était temps, car l’animal n’en pouvait déjà plus et se laissait emporter par le courant, sous la glace. Les sauvages, revenus sur leurs pas, aidèrent le père au sauvetage. Les chiens sortirent d’abord, puis le traîneau, et enfin le Frère Lecreff, qui, heureusement, avait retenu sa corde, au fond du fleuve. Il y avait plus de 40 degrés de froid. En quelques minutes, le Frère se trouva comme changé en un glaçon.
Sur les grands lacs, au miroir constamment poli par les vents, il n’existe pas plus de chemins que sur l’océan mobile; et il y faut souvent retenir le traîneau qui glisserait plus vite que les chiens ne pourraient courir. Les randonnées sur ces vifs champs de glace seraient presque un plaisir, n’étaient trois menaces, tenant sans cesse le voyageur sur le qui-vive: la crevasse, le bordillon des lacs et la poudrerie.
La crevasse peut se produire à tout instant sous les pieds du coureur.
Si elle est causée par l’expansion des gaz dégagés sous la carapace solide, elle s’annonce par des détonations qui semblent partir d’une artillerie, tirant dans les profondeurs du lac. Les chiens alors se couchent effarés, ventre plat. Ils ne bougeraient plus, si le conducteur ne «jouait du fouet».
La crevasse est ordinairement le simple effet de la dilatation de la glace par le froid plus intense. Elle s’ouvre avec un craquement subit. Le seul parti est de rebrousser chemin devant elle, ou bien de la côtoyer, des heures, jusqu’à quelque détroit qui se laissera franchir. Le péril grave entre tous est celui d’une crevasse insoupçonnée qui commence seulement à se fermer par la congélation de l’eau qui l’a remplie. L’équipage qui s’y laisserait choir serait perdu.
Cela dit, représentons-nous l’un des grands lacs du Nord, dont l’étendue égale celle d’une Belgique. Les crevasses qui avaient répondu aux premiers besoins de la dilatation se sont comblées et ressoudées. Mais le thermomètre descend toujours. Le voici à 50 degrés sous zéro. Le volume d’une telle superficie de glace, épaisse de deux à trois mètres, ne trouve plus d’issue vers le granit des rivages déjà tout envahis. Que va-t-il se passer? Sous la pression persistante du froid, les molécules se tassent de plus en plus dans la masse frémissante. A la fin, la partie médiane, qui reçoit la somme des poussées s’exerçant des rives opposées, commence à se surélever, et un bourrelet se forme sur la plaine de glace. Au Grand Lac des Esclaves, ce bubon, dont les lèvres lézardées montent, s’ouvrant vers le ciel comme un col de cratère, atteint plusieurs mètres de hauteur. Sur la mer Glaciale, il devient la montagne de glace, l’iceberg. Les voyageurs des Pays d’en Haut lui ont gardé le nom de bordillon, bien qu’il se forme tout autrement que sur les fleuves.
Ce bordillon, qui barre tout le lac, ne peut se contourner. Le traîneau cherche alors, longtemps parfois, un col accessible, le long de ces «éminences en zigzags et en dents de scie», où s’enchevêtrent «les dos d’âne et les précipices». Il est rare que l’on puisse avoir raison de ces impasses, sans abattre maints glaçons à coups de hache, et sans glisser dans quelqu’une des mares profondes qu’ils emprisonnent.
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Il est curieux de constater que tous ceux qui se servent de chiens ne leur parlent que français. Et ces mots sont quelquefois les seuls que les Anglais et les Indiens connaissent de notre langue. Nouvelle trace évidente des coureurs-des-bois français.