Aux glaces polaires. Duchaussois Pierre Jean Baptiste

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Aux glaces polaires - Duchaussois Pierre Jean Baptiste

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les rivières la Paix et des Liards se chargent, au point d’en être pontées, d’une flotte d’arbres de toutes formes, avec leurs racines et leurs ramures, arrachés aux flancs des montagnes Rocheuses. La rivière des Esclaves recueille ce providentiel tribut de la rivière la Paix, et le Mackenzie celui de la rivière des Liards, pour les distribuer à toutes les grèves de leur domaine, jusqu’à l’océan Glacial. Ce bois de grève sera le combustible abondant du prochain hiver pour les déshérités de l’Extrême-Nord. En même temps, les eaux du Mackenzie devenues limoneuses, comme les fleuves de la Haute-Asie, forment des îles nouvelles, grugent les anciennes, rongent les rivages, comblent les chenaux, allongent les abords des lacs et transforment les paysages de leur défilé. La rapidité de cette drague à accomplir ses ouvrages provient de la vitesse que partagent tous les cours d’eau, envoyés aux océans par les montagnes Rocheuses.

      Tel est le fleuve Athabaska-Mackenzie, appelé par les sauvages, ses riverains: le Naotcha, la rivière géante, ou la rivière aux bords géants.

      Hélas! ce fleuve géant, que le voyageur trouve plus beau chaque nouvelle fois qu’il en descend les flots, a englouti dans ses profondeurs quatre de nos missionnaires. Cinq autres furent noyés dans ses affluents.

      Les deux dernières victimes, les Pères Brémond et Brohan, chavirèrent ensemble, aux rapides du fort Smith, dans la rivière des Esclaves.

      Ces morts, si cruelles pour nos missions, ne sont cependant qu’un faible tribut payé aux traîtrises des rivières et des fleuves. Presque tous les missionnaires eussent sombré dans les rapides du Nord, au cours de tant de voyages, faits et refaits, sur leurs embarcations fragiles, si la main de Dieu ne les eût, quelque jour, comme miraculeusement sauvés; et chacun d’eux apporterait ici ses preuves, bien à lui, de ces interventions d’en-haut, survenues à l’instant où il se croyait perdu.

      Nous venons d’écrire le mot redoutable, qui revient si souvent dans les récits des missionnaires: les rapides.

      C’est autour des rapides que l’on peut grouper toutes les difficultés de la question vitale de l’Extrême-Nord, la question des transports.

      A éviter les plus dangereux rapides d’abord, à les braver ensuite, compagnies de fourrures et missionnaires ont dépensé leurs énergies et leurs ressources.

      Le Canada, ce grand corps continental veiné de cours d’eau, n’en laisse peut-être pas circuler un seul, jusqu’à sa fin, sans le hacher d’obstacles. Des cataractes de Niagara, mères du Saint-Laurent, aux Chutes du Sang du fleuve Coppermine, au bord de l’océan Arctique, le système fluvial canadien court de rapides en rapides.

      La carte orographique septentrionale explique d’elle-même à l’œil la provenance et la multitude des barrages rocailleux, causes des rapides9.

      On demeure stupéfait devant les blocs arrachés à la masse de ces barrages et projetés en aval par la force des courants contrariés. La brèche ainsi ouverte, les eaux s’y précipitent avec une impétuosité proportionnée à leur propre volume, à l’étroitesse de l’engorgement et à la déclivité d’une pente qui va s’accusant sans cesse de la tête du banc de pierre à la reprise du lit normal, lequel se creuse plus vite que ne peut s’user l’obstacle. Lorsque cette pente, toujours désordonnée et violente, descend en soubresauts, c’est le rapide. Si elle tombe de rochers en rochers, elle devient la cascade. Les cataractes s’écrasent à pic dans les gouffres.

      Les cataractes et la plupart des cascades demeurent inaccessibles à l’homme. Les rapides se laissent franchir, ou non, selon la hauteur des crues, la qualité des esquifs et l’habileté des pilotes. Mais citerait-on vingt rapides, parmi les milliers du Canada, qui n’aient jamais broyé quelque barque contre leurs récifs, ou saisi dans leur remous tournoyant quelque infortuné?

      Merveilleuse exception, le fleuve Mackenzie proprement dit n’est entravé, dans les 2.000 kilomètres de son cours, que par trois ou quatre rapides, qu’il suffit de connaître pour les aborder impunément: l’un dans la plaine, les autres parmi les montagnes. Un vapeur peut remonter ce fleuve, de son delta à sa source, qui n’est autre que le Grand Lac des Esclaves, traverser ce lac, s’engager dans la rivière des Esclaves, et suivre celle-ci, sans arrêt, jusqu’au fort Smith, soixantième degré de latitude et limite sud du vicariat du Mackenzie. Il aura parcouru 2.500 kilomètres ininterrompus depuis la mer Glaciale. Le jour viendra, sans doute, où des vaisseaux océaniques arriveront au fort Smith, de toutes les mers du monde, par le détroit de Behring, aussi facilement qu’à Montréal, par le Saint-Laurent, quoique en une plus brève saison. Des dragages dans le delta du Mackenzie, aux abords du Grand Lac des Esclaves, dans certains méandres où s’accumulent les alluvions, et le déblaiement d’un passage dans les rapides ouvriraient aisément cette voie. Jusqu’ici, les vapeurs en usage ont dû prendre une forme qui ne demande qu’un faible tirant d’eau; et encore vont-ils échouer sur les hauts-fonds. Ces quilles trop plates rendent la traversée des lacs particulièrement dangereuse.

      Au fort Smith, sur 35 kilomètres continus de la rivière des Esclaves, se dresse la barrière invincible des rapides et des cascades qui furent le tombeau des Pères Brémond et Brohan.

      Cette barrière du fort Smith est tellement invincible que les poissons eux-mêmes ne purent l’escalader. La preuve en est dans ce fait que l’on ne trouva jamais, en amont de ces rapides, un seul spécimen d’une espèce répandue dans toutes les rivières et dans les lacs du Nord communiquant avec la mer Glaciale, et que l’on pêche, en abondance parfois, au pied même du dernier rapide du fort Smith. Le nom scientifique de ce poisson est le saumon du Mackenzie (Mackenzii salmo). Son nom vulgaire, seul usité, est l’inconnu. L’inconnu, de belle taille et de chair blanche, est fort apprécié des gens du Nord.

      On s’aventura d’abord sur quelques extrémités de la rive droite des rapides du fort Smith, mais au prix de grands dangers, de plusieurs naufrages et de trois longs portages sur des côtes horribles. Puis, un portage définitif de 25 kilomètres, et permettant d’éviter complètement toute la chaîne des rapides, fut pratiqué dans la forêt qui longe la rive gauche.

      Un portage est un chemin de terre destiné à faire passer un convoi d’une eau navigable dans une autre, soit que ces eaux, en réalité, ne communiquent pas entre elles, soit qu’elles offrent des conditions trop accidentées ou une profondeur insuffisante à la flottaison. Tout est débarqué sur le rivage et porté à dos par l’équipage. Les embarcations sont portées ou traînées, selon leur poids.

      Les portages exécutés au fort des chaleurs, dans les cailloux et les marécages, à travers broussailles et moustiques, sont les impasses appréhendées par les voyageurs d’aujourd’hui autant que par les découvreurs du siècle passé. Ils n’ont point progressé dans le Nord, excepté quelques-uns, plus longs et plus fréquentés, comme ceux du fort Smith, du Vermillon, de la Loche, qui ont fini par recourir aux bœufs ou aux chevaux.

      De la tête des rapides du fort Smith au lac Athabaska, en remontant la rivière des Esclaves et la rivière des Rochers, il ne se rencontre que deux rapides peu redoutables.

      Du lac Athabaska au fort Mac-Murray, belle et tranquille navigation.

      C’est ici, sur le fort Mac-Murray, situé au confluent de la rivière Athabaska, qui arrive du Sud, et de la petite rivière Eau-Claire, qui arrive de l’Est, que nous prions le lecteur de fixer sa particulière attention, s’il veut bien s’intéresser à notre problème des transports; problème qui absorba la vie de Mgr Faraud, premier vicaire apostolique de l’Athabaska-Mackenzie, qui fit blanchir son successeur, Mgr Grouard, et qui demeura, jusqu’à ces dernières années, le tourment

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<p>9</p>

Les montagnes qui enclavent le Nord-Ouest et le Nord marchent, du sud au nord, en deux groupes parallèles: les Laurentides à l’est, les Rocheuses à l’ouest. Les Laurentides, parties de la rive gauche du Saint-Laurent, envahissent en tous sens les provinces de Québec et d’Ontario, se blottissent le long du Manitoba oriental contre la baie d’Hudson, et vont expirer à la mer Glaciale, en dunes à peine surélevées. Les Rocheuses alignent et emboîtent leurs monts neigeux en une symétrie tellement semblable à celle de nos vertèbres osseuses que les sauvages les ont pittoresquement appelées: l’épine dorsale de la terre. De l’épine dorsale rocheuse, s’échappent des côtes régulières de montagnes, qui escortent, jusqu’à l’océan Pacifique d’une part, et jusqu’au fleuve Athabaska-Mackenzie d’autre part, nombre de rivières issues des glaciers centraux. Les Laurentides, de leur côté, envoient leurs rivières à la baie d’Hudson et à l’océan Atlantique, dans des cortèges montagneux analogues à ceux des Rocheuses. Qu’un éboulis de ces montagnes entrave tout à coup la rivière; qu’une veine transversale s’oppose à son cours: c’est la lutte du cours d’eau contre l’obstacle, c’est le rapide.

Mais comment les fleuves des plaines, comme la Saskatchewan, l’Athabaska, la rivière des Esclaves, la rivière de la Paix, qui n’ont eu besoin des montagnes que pour naître, vont-elles se former des rapides aussi fougueux que les rapides des rivières essentiellement montagneuses elles-mêmes? Précisément par l’intrusion des filons ramifiés, qui vont des Laurentides aux Rocheuses, et des Rocheuses aux Laurentides, pour les relier entre elles. Le fleuve des prairies, ou des bois, habitué au cours tranquille qu’il s’est tracé dans les terres friables, rencontre ces filons pierreux et doit en dompter la résistance.