Georges. Dumas Alexandre
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Ces deux hommes s'étaient rencontrés à bord du Leycester, qui avait pris l'un à Portsmouth et l'autre à Cadix. Au premier coup d'œil, ils s'étaient reconnus pour s'être vus déjà dans ces salons de Londres et de Paris où l'on voit tout le monde; ils s'étaient donc salués comme d'anciennes connaissances, mais sans se parler d'abord; car, n'ayant jamais été présentés l'un à l'autre, tous deux avaient été retenus par cette réserve aristocratique des gens comme il faut, qui hésitent, même dans les circonstances particulières de la vie, à sortir des règles imposées par les convenances générales. Cependant, l'isolement du bord, l'exiguïté du terrain sur lequel ils se croisaient chaque jour, l'attrait naturel que deux hommes du monde éprouvent instinctivement l'un pour l'autre, les avaient bientôt rapprochés; ils avaient échangé d'abord quelques paroles insignifiantes, puis leurs conversations avaient pris un peu plus de consistance. Au bout de quelques jours, chacun des deux avait reconnu son compagnon pour un homme supérieur, et s'était félicité d'une rencontre pareille dans une traversée de plus de trois mois; enfin, en attendant mieux, ils s'étaient liés de cette amitié de circonstance qui, sans racines dans le passé, devient une distraction dans le présent, sans être un engagement pour l'avenir. Alors, pendant ces longues soirées de l'équateur, pendant ces belles nuits des tropiques, ils avaient eu le temps de s'étudier l'un l'autre, et tous deux avaient reconnu qu'en art, en science, en politique, ils avaient, soit par investigation, soit par expérience, appris tout ce qu'il est donné à l'homme de savoir. Tous deux étaient donc restés constamment en face, comme deux lutteurs de même force, et, dans cette longue traversée, un seul avantage avait été donné au premier de ces deux hommes sur le second: c'est que, dans un grain qui assaillit la frégate, après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, et dans lequel le capitaine du Leycester, blessé par la chute d'un mât de perroquet, avait été emporté évanoui dans sa cabine, le passager aux cheveux blonds s'était emparé du porte-voix, et, s'élançant sur le gaillard d'arrière, avait, en l'absence du second, retenu dans son hamac par une maladie grave, avec la fermeté d'un homme habitué au commandement et la science d'un marin consommé, ordonné à l'instant même une suite de manœuvres à l'aide desquelles la frégate avait conjuré la force de l'ouragan. Puis, le grain passé, son visage, un instant resplendissant de cet orgueil sublime qui monte au front de toute créature humaine luttant contre son Créateur, avait repris son expression ordinaire. Sa voix, dont le timbre éclatant s'était fait entendre au-dessus du roulement du tonnerre et du sifflement de la tempête, était redescendue à son diapason ordinaire; enfin, d'un geste aussi simple que ses gestes précédents avaient été poétiques et exaltés, il avait remis au lieutenant le porte-voix, ce sceptre du capitaine de vaisseau qui est, aux mains de celui qui le porte, le signe de l'absolu commandement.
Pendant tout ce temps, son compagnon, sur la figure calme duquel, hâtons-nous de le dire, il eût été impossible de reconnaître la moindre trace d'émotion, l'avait suivi des yeux avec cette expression envieuse de l'homme obligé de se reconnaître à lui-même une infériorité sur celui dont jusque-là il s'était cru l'égal. Puis, lorsque, le danger passé, ils s'étaient retrouvés côte à côte, il s'était contenté de lui dire:
– Vous avez donc été capitaine de vaisseau, milord?
– Oui, avait répondu simplement celui auquel on donnait ce titre honorifique; j'ai même atteint le grade de commodore; mais, depuis six ans, je suis passé dans la diplomatie, et, au moment du péril, je me suis souvenu de mon ancien métier: voilà tout.
Puis il n'avait plus une seule fois été question de cette circonstance entre ces deux hommes; seulement, il était visible que le plus jeune des deux était intérieurement humilié de cette supériorité, que son compagnon avait, d'une façon si inattendue, acquise sur lui, et qu'il eût certainement ignorée sans l'événement qui l'avait en quelque sorte forcé de la mettre au jour.
La demande que nous avons rapportée, et la réponse qu'elle provoqua, indiquent au reste, que ces deux hommes ne s'étaient fait, pendant les trois mois qu'ils venaient de passer ensemble, aucune question sur leur position sociale respective. Ils s'étaient reconnus pour frères d'intelligence, cela leur avait suffi. Ils savaient que le but de leur voyage à tous deux était l'île de France, et ils n'en avaient pas demandé davantage.
Au reste, tous deux paraissaient avoir même impatience d'arriver, car tous deux avaient recommandé que, du moment où l'on apercevrait l'île, on les avertît. La recommandation fut inutile pour l'un d'eux, car le jeune homme aux cheveux noirs était sur le pont, appuyé au couronnement de poupe, lorsque le matelot en vigie fit entendre ce cri, toujours si puissant, même parmi les marins: «Terre à l'avant!»
À ce cri, son compagnon apparut au haut de l'escalier et, s'avançant vers le jeune homme, d'un pas plus rapide que son pas habituel, il vint s'appuyer près de lui.
– Eh bien, milord, dit ce dernier, nous voici arrivés, à ce qu'on assure du moins; car j'avoue à ma honte que j'ai beau regarder à l'horizon, je n'y aperçois pour ma part qu'une espèce de vapeur, qui peut tout aussi bien être un brouillard flottant sur la mer qu'une île ayant ses racines au fond de l'Océan.
– Oui, je conçois cela, répondit le plus âgé des deux hommes, car il n'y a guère que l'œil d'un marin qui puisse distinguer avec certitude, à une pareille distance surtout, l'eau du ciel, et la terre des nuages; mais moi, ajouta-t-il en clignant les yeux, moi, vieil enfant de la mer, je vois notre île dans tous ses contours, et je dirai même dans tous ses détails.
– Eh bien, milord, reprit le jeune homme, c'est une nouvelle supériorité que je reconnais sur moi à Votre Grâce; mais je vous avoue qu'il faut que ce soit elle qui m'assure une pareille chose pour que je ne la rejette pas comme une impossibilité.
– Prenez donc cette lunette, dit le marin, tandis que moi à l'œil nu, je vais vous décrire la côte; me croirez-vous après cela?
– Milord, répondit l'incrédule, je vous sais en toute chose un homme si fort au-dessus des autres hommes, que je crois à ce que vous me dites sans que vous ayez, soyez-en persuadé, besoin de joindre aucune preuve à vos paroles; si je prends la lunette que vous m'offrez, c'est donc plutôt pour satisfaire un besoin de mon cœur qu'un désir de ma curiosité.
– Allons, allons, dit en riant l'homme aux cheveux blonds, je vois que l'air de la terre fait son effet, voilà que vous devenez flatteur.
– Moi, flatteur, milord? dit le jeune homme en secouant la tête. Oh! Votre Grâce se trompe. Le Leycester, je vous le jure, ferait plus d'une course d'un pôle à l'autre, et accomplirait plus d'une fois le périple du monde avant que vous voyiez s'accomplir en moi un pareil changement. Non, je ne vous flatte pas, milord; je vous remercie seulement des gracieuses attentions que vous m'avez montrées tout le long de cette interminable traversée, et j'oserai presque dire de l'amitié que Votre Grâce a témoignée à un pauvre inconnu comme moi.
– Mon cher compagnon, répondit l'Anglais en tendant