Georges. Dumas Alexandre
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– Je suis désespéré de ce qui vient d'arriver, monsieur de Malmédie, balbutia le pauvre père, et je vous en fais bien humblement mes excuses.
– Vos excuses, Monsieur, vos excuses, reprit l'orgueilleux colon se redressant au fur et à mesure que son interlocuteur s'abaissait. Croyez-vous que cela suffise, vos excuses?
– Que puis-je de plus, Monsieur?
– Ce que vous pouvez? ce que vous pouvez? répéta M. de Malmédie, embarrassé lui-même pour fixer la satisfaction qu'il désirait obtenir; vous pouvez faire fouetter le misérable qui a frappé mon Henri.
– Me faire fouetter, moi? dit Jacques en ramassant son fusil à deux coups et en redevenant d'enfant homme. Eh bien, venez donc vous y frotter un peu, vous, monsieur de Malmédie?
– Taisez-vous, Jacques; tais-toi mon enfant, s'écria Pierre Munier.
– Pardon, mon père, dit Jacques, mais j'ai raison, et je ne me tairai pas. M. Henri est venu donner un coup de sabre à mon frère, qui ne lui faisait rien; et moi, j'ai donné un coup de poing à M. Henri; M. Henri a donc tort et c'est donc moi qui ai raison.
– Un coup de sabre à mon fils? un coup de sabre à mon Georges? Georges, mon enfant chéri? s'écria Pierre Munier en s'élançant vers son fils. Est-ce vrai que tu es blessé?
– Ce n'est rien, mon père, dit Georges.
– Comment! ce n'est rien, s'écria Pierre Munier; mais tu as le front ouvert. Monsieur, reprit-il en se tournant vers M. de Malmédie, mais, voyez, Jacques disait vrai; votre fils a failli tuer le mien.
M de Malmédie se retourna vers Henri, et, comme il n'y avait pas moyen de résister à l'évidence:
– Voyons, Henri, dit le chef de bataillon, comment la chose est-elle arrivée?
– Papa, dit Henri, ce n'est pas ma faute j'ai voulu avoir le drapeau pour te l'apporter, et ce vilain n'a pas voulu me le donner.
– Et pourquoi n'as-tu pas voulu donner ce drapeau à mon fils, petit drôle? demanda M. de Malmédie.
– Parce que ce drapeau n'est ni à votre fils, ni à vous ni à personne; parce que ce drapeau est à mon père.
– Après? demanda M. de Malmédie continuant d'interroger Henri.
– Après, voyant qu'il ne voulait pas me le donner, j'ai essayé de le prendre. C'est alors que ce grand brutal est venu, qui m'a donné un coup de poing dans la figure.
– Ainsi, voilà comme la chose s'est passée?
– Oui, mon père.
– C'est un menteur, dit Jacques, et je ne lui ai donné un coup de poing que quand j'ai vu couler le sang de mon frère; sans cela, je n'eusse point frappé.
– Silence, vaurien! s'écria M. de Malmédie.
Puis, s'avançant vers Georges:
– Donne-moi ce drapeau, dit-il.
Mais Georges, au lieu d'obéir à cet ordre, fit de nouveau un pas en arrière, en serrant de toute sa force le drapeau contre sa poitrine.
– Donne-moi ce drapeau, répéta M. de Malmédie avec un ton de menace qui indiquait que, s'il n'était pas fait droit à sa demande, il allait se livrer aux dernières extrémités.
– Mais, Monsieur, murmura Pierre Munier, c'est moi qui ai pris le drapeau aux Anglais.
– Je le sais bien, Monsieur; mais il ne sera pas dit qu'un mulâtre aura impunément tenu tête à un homme comme moi. Donnez-moi ce drapeau.
– Cependant, Monsieur…
– Je le veux, je l'ordonne; obéissez à votre officier.
Pierre Munier eut bien l'idée de répondre: «Vous n'êtes pas mon officier, Monsieur, puisque vous n'avez pas voulu de moi pour votre soldat» mais les paroles expirèrent sur ses lèvres; son humilité habituelle reprit le dessus sur son courage. Il soupira; et, quoique cette obéissance à un ordre si injuste lui fît gros cœur, il ôta lui-même le drapeau des mains de Georges, qui cessa dès lors d'opposer aucune résistance, et le remit au chef de bataillon, qui s'éloigna chargé du trophée volé.
Cela était incroyable, étrange, misérable, n'est-ce pas, de voir une nature d'homme si riche, si vigoureuse, si caractérisée, céder sans résistance à cette autre nature si vulgaire, si plate, si mesquine, si commune et si pauvre? Mais cela était ainsi; et, ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que cela n'étonna personne; car, dans des circonstances, non pas semblables, mais équivalentes, cela arrivait tous les jours aux colonies: aussi, habitué dès son enfance à respecter les blancs comme des hommes d'une race supérieure, Pierre Munier s'était toute sa vie laissé écraser par cette aristocratie de couleur à laquelle il venait de céder encore, sans même tenter de faire résistance. Il se rencontre de ces héros qui lèvent la tête devant la mitraille, et qui plient les genoux devant un préjugé. Le lion attaque l'homme, cette image terrestre de Dieu, et s'enfuit épouvanté, dit-on, lorsqu'il entend le chant du coq.
Quant à Georges, qui, en voyant couler son sang, n'avait pas laissé échapper une seule larme, il éclata en sanglots dès qu'il se retrouva les mains vides en face de son père, qui le regardait tristement sans essayer même de le consoler. De son côté, Jacques se mordait les poings de colère, et jurait qu'un jour il se vengerait de Henri, de M. de Malmédie et de tous les blancs.
Dix minutes à peine après la scène que nous venons de raconter, un messager couvert de poussière accourut, annonçant que les Anglais descendaient par les plaines Williams et la Petite-Rivière, au nombre de dix mille; puis, presque aussitôt, la vigie, placée sur le morne de la Découverte, signala l'arrivée d'une nouvelle escadre anglaise qui, jetant l'ancre dans la baie, de la Grande-Rivière, déposa cinq mille hommes sur la côte. Enfin, en même temps, on apprit que le corps d'armée repoussé le matin s'était rallié sur les bords de la rivière des Lataniers, et était prêt à marcher de nouveau sur Port-Louis, en combinant ses mouvements avec les deux autres corps d'invasion qui s'avançaient, l'un par l'anse Courtois, et l'autre par le Réduit. Il n'y avait plus moyen de résister à de pareilles forces; aussi, aux quelques voix désespérées qui, en appelant au serment fait le matin de vaincre ou mourir, demandaient le combat, le capitaine général répondit-il en licenciant la garde nationale et les volontaires, et en déclarant que, chargé des pleins pouvoirs de Sa Majesté l'empereur Napoléon, il allait traiter avec les Anglais de la reddition de la ville.
Il n'y avait que des insensés qui eussent pu essayer de combattre une pareille mesure; vingt-cinq mille hommes en enveloppaient quatre mille à peine; aussi, sur l'injonction du capitaine général, chacun se retira-t-il chez soi; de sorte que la ville resta occupée seulement par la troupe réglée.
Dans la nuit du 2 au 3 décembre, la capitulation fut arrêtée et signée; à cinq heures du matin, elle fut approuvée et échangée; le même jour, l'ennemi occupa les lignes; le lendemain, il prit possession de la ville et de la rade.
Huit jours après, l'escadre française prisonnière sortit du port à pleines voiles, emmenant la garnison tout entière, pareille à une pauvre famille chassée du toit paternel; aussi, tant qu'on put apercevoir la dernière ondulation du dernier drapeau, la foule demeura-t-elle sur le quai; mais, lorsque la dernière