La San-Felice, Tome 03. Dumas Alexandre
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»L'enfant n'avait qu'une légère indisposition; mon père rassura la bonne femme, laissa une ordonnance au mari et un louis pour être sûr que l'ordonnance serait suivie, et s'en allait revenir à la maison en y ramenant la nourrice, lorsqu'un jeune homme éploré vint tout à coup lui dire que son père, un garde de la forêt, avait été grièvement blessé la nuit précédente par un braconnier. Mon père ne savait point ce que c'était que de repousser un semblable appel; il remit la clef de la maison à la nourrice et lui recommanda de revenir sans perdre un instant, d'autant plus que le temps devenait orageux.
»La nourrice partit. Il était sept heures du soir; elle promit d'être avant huit heures à la maison, et mon père s'en alla de son côté, après lui avoir vu prendre le chemin qui devait la ramener près de moi. Pendant une demi-heure, tout alla bien; mais alors le temps s'obscurcit tout à coup, le tonnerre gronda et un orage terrible éclata, mêlé d'éclairs et de pluie. Par malheur, au lieu de suivre le chemin frayé, la bonne femme prit, afin d'arriver plus vite à la maison, un sentier qui raccourcissait la distance, mais que la nuit rendait plus difficile; un loup qui, effrayé lui-même par l'orage, croisa son chemin, lui fit peur; elle se jeta de côté, s'enfuit, s'engagea dans un taillis, s'y égara, et, de plus en plus épouvantée par l'orage, erra au hasard, appelant, pleurant, criant, mais n'ayant pour réponse à ses cris que ceux des chouettes et des hiboux.
»Folle, éperdue, elle erra ainsi pendant trois heures, se heurtant aux arbres, buttant contre les souches à fleur de terre, roulant dans les ravins perdus dans l'obscurité, et entendant successivement, au milieu des grondements du tonnerre, sonner neuf heures, dix heures, onze heures; enfin, comme le premier coup de minuit tintait, un éclair lui fit voir à cent pas d'elle notre maison tant cherchée, et, quand l'éclair fut éteint, quand la forêt fut retombée dans les ténèbres, elle continua d'être guidée par une lumière qui venait de la chambre où était mon berceau: elle crut que mon père était revenu avant elle et doubla le pas; mais comment était-il rentré, puisqu'il lui avait donné la clef? En avait-il une seconde? Ce fut sa pensée; et, trempée par la pluie, meurtrie par les chutes, aveuglée par les éclairs, elle ouvrit la porte, la repoussa derrière elle, croyant la fermer, monta rapidement l'escalier, traversa la chambre de mon père et ouvrit la porte de la mienne.
»Mais, sur le seuil, elle s'arrêta en poussant un cri…
– Mon ami! mon ami! s'écria Luisa en serrant les mains du jeune homme.
– Une femme vêtue de blanc était debout près de mon lit, continua le jeune homme d'une voix altérée, murmurant tout bas un de ces chants maternels avec lesquels on endort les enfants, et me berçant de la main en même temps que de la voix. Cette femme, jeune, belle, seulement le visage couvert d'une mortelle pâleur, avait une tache rouge au milieu du front.
»La nourrice s'adossa au chambranle de la porte pour ne pas tomber; les jambes lui manquaient.
»Elle avait bien compris qu'elle était en face d'un être surnaturel et bienheureux, car la lumière qui éclairait la chambre émanait de lui; d'ailleurs, peu à peu les contours de l'apparition, parfaitement accusés d'abord s'effacèrent; les traits du visage devinrent moins distincts, les chairs et les vêtements, aussi pâles les uns que les autres, se confondirent en perdant leurs reliefs; le corps devint nuage, le nuage se transforma en vapeur, enfin la vapeur s'évanouit à son tour, laissant après elle l'obscurité la plus profonde, et, dans cette obscurité, un parfum inconnu.
»En ce moment, mon père rentrait lui-même; la nourrice l'entendit, et, plus morte que vive, l'appela. Il monta à sa voix, alluma une bougie, trouva la bonne femme au même endroit, tremblante, le front ruisselant de sueur, pouvant à peine respirer.
»Rassurée par la présence de mon père et par la lumière de la bougie, elle s'élança vers mon berceau et me prit entre ses bras: je dormais paisiblement. Pensant que je n'avais rien pris depuis quatre heures de l'après-midi et que je devais avoir faim, elle me donna son sein, mais je refusai de le prendre.
»Alors, elle raconta tout à mon père, qui ne comprenait rien à cette obscurité, à son agitation, à ses terreurs, et surtout à ce parfum mystérieux qui flottait dans l'appartement.
»Mon père l'écouta avec attention, en homme qui, ayant essayé de les sonder tous, ne s'étonne d'aucun des mystères de la nature, et, quand elle en vint à faire le portrait de la femme qui chantait en balançant mon berceau et qu'elle lui dit que cette femme avait une tache rouge au milieu du front, il se contenta de répondre:
» – C'était sa mère.
»Plus d'une fois, continua le blessé d'une voix plus altérée, il me raconta la chose depuis, et cet esprit fort et puissant ne doutait point qu'à mes cris l'ombre bienheureuse n'eût obtenu de Dieu la permission de redescendre du ciel pour apaiser la faim et les cris de son enfant.
– Et depuis, demanda Luisa pâle et frissonnante elle-même, vous dites que vous l'avez vue?
– Trois fois, répondit le jeune homme. La première, c'était pendant la nuit qui précéda le jour où je la vengeai: je la vis s'avancer vers mon lit avec cette tache rouge au milieu du front; elle s'inclina sur moi pour m'embrasser, je sentis le contact de ses lèvres froides, et quelque chose qui ressemblait à une larme tomba sur mon front au moment où elle se relevait; je voulus alors la saisir entre mes bras et la retenir, mais elle disparut. Je m'élançai hors du lit, je courus dans la chambre de mon père; une bougie brûlait, je m'approchai d'une glace; ce que j'avais pris pour une larme, c'était une goutte de sang qui était tombée de sa blessure; mon père, réveillé par moi, écouta mon récit tranquillement et me dit en souriant:
» – Demain, la blessure sera fermée.
»Le lendemain, j'avais tué le meurtrier de ma mère.
Luisa, épouvantée, cacha sa tête dans l'oreiller du blessé.
– Deux fois depuis cette nuit, je l'ai revue, continua Salvato d'une voix presque éteinte; mais, comme elle était vengée, la tache de sang avait disparu de son front.
Soit fatigue, soit émotion, en achevant ce récit, bien long pour ses forces, Salvato retomba pâle et épuisé sur son chevet.
Luisa poussa un cri.
Le blessé, la bouche haletante et les yeux fermés, était retombé sur son lit.
Luisa s'élança vers la porte, et, en l'ouvrant, faillit renverser Nina, qui écoutait, l'oreille collée à cette porte.
Mais elle ne fit qu'une légère attention à cet incident.
– L'éther! demanda-t-elle, l'éther! Il se trouve mal.
– L'éther est dans la chambre de madame, répondit Nina.
Luisa ne fit qu'un bond jusqu'à sa chambre, mais chercha vainement; lorsqu'elle revint près du blessé, Giovannina soutenait la tête de Salvato sur son bras, et, en