Le corricolo. Dumas Alexandre
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IV
Toledo
Toledo est la rue de tout le monde. C'est la rue des restaurans, des cafés, des boutiques; c'est l'artère qui alimente et traverse tous les quartiers de la ville; c'est le fleuve où vont se dégorger tous les torrens de la foule. L'aristocratie y passe en voiture, la bourgeoisie y vend ses étoffes, le peuple y fait sa sieste. Pour le noble, c'est une promenade; pour le marchand, un bazar; pour le lazzarone, un domicile.
Toledo est aussi le premier pas fait par Naples vers la civilisation moderne, telle que l'entendent nos progressistes, c'est le lien qui réunit la cité poétique à la ville industrielle, c'est un terrain neutre où l'on peut suivre d'un oeil curieux les restes de l'ancien monde qui s'en va et les envahissemens du nouveau monde qui arrive. A côté de la classique osteria aux vieux rideaux tachetés par les mouches, un galant pâtissier français étale sa femme, ses brioches et ses babas. En face d'un respectable fabricant d'antiquités à l'usage de messieurs les Anglais se pavane un marchand d'allumettes chimiques. Au dessus d'un bureau de loterie s'élève un brillant salon de coiffure; enfin, pour dernier trait caractéristique de la fusion qui s'opère, la rue de Toledo est pavée en lave comme Herculanum et Pompéia, et éclairée au gaz comme Londres et Paris.
Tout est à voir dans la rue de Toledo; mais comme il est impossible de tout décrire, il faut se borner à trois palais, qui sont ce qu'elle offre de plus saillant et de plus remarquable: le palais du roi à une extrémité, le palais de la ville à l'autre extrémité, et au milieu le palais de Barbaja.
Quant au palais du roi de Naples, l'occasion se présentera de nous en occuper. Passons à la ville. La ville se compose: 1. d'un carrosse à douze places, peint et doré dans le plus beau style espagnol du dix-septième siècle; 2. de douze magistrats, élus moitié parmi les nobles, moitié parmi les bourgeois napolitains, portant fièrement la cape et l'épée, chaussés de petits souliers à boucles et coiffés d'énormes perruques à la Louis XIV; 3. de six chevaux harnachés, empanachés, caparaçonnés avec la plus grande magnificence. Voici maintenant les fonctions respectives de tout le personnel de la ville; le carrosse est tenu de sortir deux fois par an de sa remise, les douze magistrats sont chargés de s'asseoir dans le carrosse, et les six chevaux sont obligés de traîner le tout d'un bout de Toledo à l'autre, le plus lentement possible. Tout le monde s'acquitte à merveille de ses devoirs.
Reste donc à expliquer à mes lecteurs ce que c'est, ou plutôt ce que c'était que Barbaja; car, hélas! au moment où j'écris ces lignes, ce grand homme a disparu, cette grande gloire s'est évanouie, ce grand astre s'est éteint.
Domenico Barbaja était le véritable type de l'impresario italien. En France, nous connaissons le directeur, le régisseur, le commissaire du roi, le caissier, les contrôleurs, nous ne connaissons pas l'impresario. L'impresario est tout cela à la fois, mais il est plus encore. Nos théâtres sont régis constitutionnellement, nos directeurs règnent et ne gouvernent pas, suivant la célèbre maxime parlementaire. L'impresario italien est un despote, un czar, un sultan, régnant par le droit divin dans son théâtre, n'ayant, comme les rois les plus légitimes, d'autres règles que sa propre volonté, et ne devant compte de son administration qu'à Dieu et à sa conscience.
Il est à la fois pour les artistes un exploiteur habile et un père indulgent, un maître absolu et un ami fidèle, un guide éclairé et un juge incorruptible.
C'est un homme faisant la traite des blancs pour son compte et en disposant à son gré, sans reconnaître à qui que ce soit au monde le droit de visite sur ses planches, couvrant sa marchandise de son pavillon, et défendant les droits de son pavillon avec une intrépidité tout américaine.
Au reste, l'impresario n'a pas seulement le droit pour lui, il a aussi la force. Il a à ses ordres un piquet de cavalerie et un peloton d'infanterie, un commissaire de police et un capitaine de place, des sbires, des carabiniers, des gendarmes pour envoyer immédiatement en prison les chanteurs qui s'aviseraient d'avoir des caprices et le public qui oserait siffler sans raison.
Domenico Barbaja 1er a donc régné d'une manière aussi complète et aussi absolue pendant l'espace de quarante ans. C'était un homme de taille moyenne, mais bâti en Hercule, la poitrine large, les épaules carrées, le poignet de fer. Sa tête était assez commune, et ses traits ne se piquaient pas d'une grande régularité; mais ses yeux pétillaient d'esprit, d'intelligence et de malice.
Goldoni l'avait prévu en écrivant le Bourru bienfaisant. Excellent coeur, mais les manières les plus brusques, le caractère le plus violent et le plus emporté du monde. Il est impossible de traduire dans aucune langue le dictionnaire d'injures et de gros mots dont il se servait à l'égard des artistes de son théâtre. Mais il n'en est pas un qui lui ait gardé rancune, tant ils étaient sûrs qu'au moindre succès Barbaja serait là pour les embrasser avec effusion, à la moindre chute pour les consoler avec délicatesse, à la moindre maladie pour les veiller nuit et jour avec une tendresse et un dévoûment paternels.
Parti d'un café de Milan, où il servait en qualité de garçon, il était arrivé à diriger en même temps les théâtres de Saint-Charles, de la Scala et de Vienne, à régner sans contestation et sans contrôle sur le public italien et sur le public allemand, c'est-à-dire sur deux publics dont l'un passe pour être le plus capricieux et l'autre pour être le plus difficile de l'univers. Après avoir amassé sou par sou sa fortune, Barbaja la dépensait noblement en prodigalités royales et en généreux bienfaits. Il avait un palais pour loger les artistes, une villa pour traiter ses amis, des jeux publics pour amuser tout le monde. Génie vraiment extraordinaire et instinctif, n'ayant jamais su écrire une lettre ni déchiffrer une note, et traçant avec un parfait bon sens aux poètes le plan de leurs libretti, aux compositeurs le choix de leurs morceaux; doué par Dieu de la voix la plus criarde et la plus dissonante, et formant par ses conseils les premiers chanteurs, de l'Italie; ne parlant que son patois milanais, et se faisant comprendre à merveille par les rois et par les empereurs avec lesquels il traitait de puissance à puissance.
Aussi prenait-il ses engagemens sur parole et sans jamais accepter la moindre condition. Il fallait se livrer à discrétion à Barbaja. Il avait toujours sous sa main de quoi récompenser largement et de quoi punir avec la dernière sévérité. Une ville se montrait-elle accommodante à l'endroit des décors, un public encourageait-il les débutans avec cette bienveillance qui triple les moyens d'un artiste, un gouvernement ne lésinait-il pas trop sur la subvention? ville, public, gouvernement, étaient aussitôt dans les bonnes grâces de l'impresario; il leur envoyait Rubini, la Pasta, Lablache, l'élite de sa troupe. Mais si une autre ville, au contraire, se montrait par trop exigeante, si un autre public abusait de son droit de siffler acheté à la porte, si un autre gouvernement affichait des prétentions excessives, Barbaja leur lâchait le rebut de ses chanteurs, ses chiens, comme il les appelait par une expression énergique; leur faisait écorcher les oreilles pendant une entière saison, et écoutait les plaintes et les sifflets des patiens avec le même sang-froid qu'un empereur romain assistant au spectacle du cirque.
Il fallait voir le noble imprésario assis dans sa belle loge d'avant-scène, en face du roi, un soir de première représentation, grave, impassible, se tournant tantôt vers les acteurs, tantôt vers le public. Si c'était l'artiste qui bronchait, Barbaja était le premier à l'immoler avec une sévérité digne de Brutus, en lui jetant un: «Can de Dio!» qui faisait trembler la salle. Si, au contraire, c'était le public qui avait tort, Barbaja se redressait comme une vipère, et lui lançait à pleine voix un: «Fioli d'una vacea, voulez-vous vous taire vous ne méritez que de la canaille!» Si c'était le roi par hasard qui manquait d'applaudir à temps, Barbaja se contentait de hausser les épaules et sortait en grommelant de sa loge.
Barbaja ne se fiait