Le corricolo. Dumas Alexandre
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Le corricolo - Dumas Alexandre страница 25
Tout le reste est habité par une population qu'on ne peut nommer, qu'on ne peut décrire, qui fait on ne sait quoi, qui vit on ne sait comment, qui se croit fort au dessus du lazzarone, et qui est fort au dessous.
Abandonnons-la donc pour passer au lazzarone.
Hélas! le lazzarone se perd: celui qui voudra voir encore le lazzarone devra se hâter. Naples éclairé au gaz, Naples avec des restaurans, Naples avec ses bazars, effraie l'insouciant enfant du môle. Le lazzarone, comme l'Indien rouge, se retire devant la civilisation.
C'est l'occupation française de 99 qui a porté le premier coup au lazzarone.
A cette époque, le lazzarone jouissait des prérogatives entières de son paradis terrestre; il ne se servait pas plus de tailleur que le premier homme avant le péché: il buvait le soleil par tous les pores.
Curieux et câlin comme un enfant, le lazzarone était vite devenu l'ami du soldat français qu'il avait combattu; mais le soldat français est avant toutes choses plein de convenance et de vergogne; il accorda au lazzarone son amitié, il consentit à boire avec lui au cabaret, à l'avoir sous le bras à la promenade, mais à une condition sine qua non, c'est que le lazzarone passerait un vêtement. Le lazzarone, fier de l'exemple de ses pères et de dix siècles de nudité, se débattit quelque temps contre cette exigence, mais enfin consentit à faire ce sacrifice à l'amitié.
Ce fut le premier pas vers sa perte. Après le premier vêtement vint le gilet, après le gilet viendra la veste. Le jour où le lazzarone aura une veste, il n'y aura plus de lazzarone; le lazzarone sera une race éteinte, le lazzarone passera du monde réel dans le monde conjectural, le lazzarone rentrera dans le domaine de la science, comme le mastodonte et l'ichtyosaurus, comme le cyclope et le troglodite.
En amendant, comme nous avons eu le bonheur de voir et d'étudier les derniers restes de cette grande race qui tombe, hâtons-nous, pour aider les savans à venir dans leurs investigations anthropologiques, de dire ce que c'est que le lazzarone.
Le lazzarone est le fils aîné de la nature: c'est à lui le soleil qui brille; c'est à lui la mer qui murmure; c'est à lui la création qui sourit. Les autres hommes ont une maison, les autres hommes ont une villa, les autres hommes ont un palais; le lazzarone, lui, a le monde.
Le lazzarone n'a pas de maître, le lazzarone n'a pas de lois, le lazzarone est en dehors de toutes les exigences sociales: il dort quand il a sommeil, il mange quand il a faim, il boit quand il a soif. Les autres peuples se reposent quand ils sont las de travailler; lui, au contraire, quand il est las de se reposer, il travaille.
Il travaille non pas de ce travail du Nord qui plonge éternellement l'homme dans les entrailles de la terre pour en tirer de la houille ou du charbon; qui le courbe sans cesse sur la charrue pour féconder un sol toujours tourmenté et toujours rebelle; qui le promène sans relâche sur les toits inclinés ou sur les murs croulans, d'où il se précipite et se brise; mais de ce travail joyeux, insouciant, tout brodé de chansons et de lazzis, tout interrompu par le rire qui montre ses dents blanches, et par la paresse qui étend ses deux bras; de ce travail qui dure une heure, une demi-heure, dix minutes, un instant, et qui dans cet instant rapporte un salaire plus que suffisant aux besoins de la journée.
Quel est ce travail? Dieu seul le sait.
Une malle portée du bateau à vapeur à l'hôtel, un Anglais conduit du môle à Chiaja, trois poissons échappés du filet qui les emprisonne et vendus à un cuisinier, la main tendue à tout hasard et dans laquelle le forestière laisse tomber en riant une aumône; voilà le travail du lazzarone.
Quant à sa nourriture, c'est plus facile à dire: quoique le lazzarone appartienne à l'espèce des omnivores, le lazzarone ne mange en général que deux choses: la pizza et le cocomero.
On croit que le lazzarone vit de macaroni: c'est une grande erreur qu'il est temps de relever; le macaroni est né à Naples, il est vrai, mais aujourd'hui le macaroni est un mets européen qui a voyagé comme la civilisation, et qui, comme la civilisation, se trouve fort éloigné de son berceau. D'ailleurs, le macaroni coûte deux sous la livre, ce qui ne le rend accessible aux bourses des lazzaroni que les dimanches et les jours de fêtes. Tout le reste du temps le lazzarone mange, comme nous l'avons dit, des pizze et du cocomero; du cocomero l'été, des pizze l'hiver.
La pizza est une espèce de talmouse comme on en fait à Saint-Denis; elle est de forme ronde et se pétrit de la même pâte que le pain. Elle est de différentes largeurs, selon le prix. Une pizza de deux liards suffit à un homme; une pizza de deux sous doit rassasier toute une famille.
Au premier abord, la pizza semble un mets simple; après examen, c'est un mets composé. La pizza est à l'huile, la pizza est au lard, la pizza est au saindoux, la pizza est au fromage, la pizza est aux tomates, la pizza est aux petits poissons; c'est le thermomètre gastronomique du marché: elle hausse ou baisse de prix, selon le cours des ingrédiens sus-désignés, selon l'abondance ou la disette de l'année. Quand la pizza aux poissons est à un demi-grain, c'est que la pêche a été bonne; quand la pizza à l'huile est à un grain, c'est que la récolte a été mauvaise.
Puis une chose influe encore sur le cours de la pizza, c'est son plus ou moins de fraîcheur; on comprend qu'on ne peut plus vendre la pizza de la veille le même prix qu'on vend celle du jour; il y a pour les petites bourses des pizza d'une semaine; celles-là peuvent, sinon agréablement, du moins avantageusement, remplacer le biscuit de mer.
Comme nous l'avons dit, la pizza est la nourriture d'hiver. Au 1er mai, la pizza fait place au cocomero; mais la marchandise disparaît seule, le marchand reste le même. Le marchand c'est le Janus antique, avec sa face qui pleure au passé, et sa face qui sourit à l'avenir. Au jour dit, le pizza-jolo se fait mellonaro.
Le changement ne s'étend pas jusqu'à la boutique: la boutique reste la même. On apporte un panier de cocomeri au lieu d'une corbeille de pizze; on passe une éponge sur les différentes couches d'huile, de lard, de saindoux, de fromage, de tomates ou de poissons, qu'a laissées le comestible d'hiver, et tout est dit, on passe au comestible d'été.
Les beaux cocomeri viennent de Castellamare; ils ont un aspect à la fois joyeux et appétissant: sous leur enveloppe verte, ils offrent une chair dont les pépins nous font encore ressortir le rose vif; mais un bon cocomero coûte cher; un cocomero de la grosseur d'un boulet de quatre-vingts coûte de cinq à six sous. Il est vrai qu'un cocomero de cette grosseur, sous les mains d'un détailleur adroit, peut se diviser en mille ou douze cents morceaux.
Chaque ouverture d'un nouveau cocomero est une représentation nouvelle; les concurrens sont en face l'un de l'autre: c'est à qui donnera le coup de couteau le plus adroitement et le plus impartialement. Les spectateurs jugent.
Le mellonaro prend le cocomero dans le panier plat, où il est posé pyramidalement avec une vingtaine d'autres, comme sont posés les boulets dans un arsenal. Il le flaire, il l'élève au dessus de sa tête, comme un empereur romain le globe du monde. Il crie: «C'est du feu!» ce qui annonce d'avance que la chair sera du plus beau rouge. Il l'ouvre d'un seul coup, et présente les deux hémisphères