Le corricolo. Dumas Alexandre
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Si le marchand s'aperçoit, au poids ou au flair, que le cocomero n'est point bon, il se garde de l'avouer. Au contraire, il se présente plus hardiment au peuple; il énumère ses qualités, il vante sa chair savoureuse, il exalte son eau glacée: – Vous voudriez bien manger cette chair! vous voudriez bien boire cette eau! s'écrie-t-il; mais celui-ci n'est pas pour vous; celui-ci vous passe devant le nez; celui-ci est destiné à des convives autrement nobles que vous. Le roi me l'a fait retenir pour la reine.
Et il le fait passer de sa droite à sa gauche, au grand ébahissement de la multitude, qui envie le bonheur de la reine et qui admire la galanterie du roi.
Mais si, au contraire, le cocomero ouvert est d'une qualité satisfaisante, la foule se précipite, et le détail commence.
Quoiqu'il n'y ait pour le cocomero qu'un acheteur, il y a généralement trois consommateurs: d'abord son seul et véritable propriétaire, celui qui paie sa tranche un demi-denier, un denier ou un liard, selon sa grosseur; qui en mange aristocratiquement la même portion à peu près que mange d'un cantalou un homme bien élevé, et qui le passe à un ami moins fortuné que lui; ensuite l'ami qui le tient de seconde main, qui en tire ce qu'il peut et le passe à son tour au gamin qui attend cette libéralité inférieure; enfin le gamin, qui en grignote l'écorce, et derrière lequel il est parfaitement inutile de chercher à glaner.
Avec le cocomero on mange, on boit et on se lave, à ce qu'assure le marchand; le cocomero contient donc à la fois le nécessaire et le superflu.
Aussi le mellonaro fait-il le plus grand tort aux aquajoli. Les aquajoli sont les marchands de coco de Naples, à l'exception qu'au lieu d'une exécrable décoction de réglisse ils vendent une excellente eau glacée, acidulée par une tranche de citron ou parfumée par trois gouttes de sambuco.
Contre toute croyance, c'est l'hiver que les aquajoli font les meilleures affaires. Le cocomero désaltère, tandis que la pizza étouffe; plus on mange de cocomero, moins on a soif; on ne peut pas avaler une pizza sans risquer la suffocation.
C'est donc l'aristocratie qui défraie l'été les aquajoli. Les princes, les ducs, les grands seigneurs ne dédaignent pas de faire arrêter leurs équipages aux boutiques des aquajoli et de boire un ou deux verres de cette délicieuse boisson, dont chaque verre ne coûte pas un liard.
C'est que rien n'est tentant au monde, sous ce climat brûlant, comme la boutique de l'aquajolo, avec sa couverture de feuillage, ses franges de citrons et ses deux tonneaux à bascule pleins d'eau glacée. Je sais que pour mon compte je ne m'en lassais pas, et que je trouvais adorable cette façon de se rafraîchir sans presque avoir besoin de s'arrêter. Il y a des aquajoli de cinquante pas en cinquante pas; on n'a qu'à étendre la main en passant, le verre vient vous trouver, et la bouche court d'elle-même au verre.
Quant au lazzarone, il fait la nique aux buveurs, en mangeant son cocomero.
Maintenant ce n'est point assez que le lazzarone mange, boive et dorme; il faut encore que le lazzarone s'amuse. Je connais une femme d'esprit qui prétend qu'il n'y a de nécessaire que le superflu et de positif que l'idéal. Le paradoxe semble violent au premier abord, et cependant, en y songeant, on reconnaît qu'il y a, surtout pour les gens comme il faut, quelque chose de vrai dans cet axiome.
Or, le lazzarone a beaucoup des vices de l'homme comme il faut. Un de ses vices est d'aimer les plaisirs. Les plaisirs ne lui manquent pas. Énumérons les plaisirs du lazzarone.
Il a l'improvisateur du môle. Malheureusement, nous avons dit qu'à Naples il y avait beaucoup de choses qui s'en allaient, et l'improvisateur est une des choses qui s'en vont.
Pourquoi l'improvisateur s'en va-t-il? quelle est la cause de sa décadence? Voilà ce que tout le monde s'est demandé et ce que personne n'a pu résoudre.
On a dit que le prédicateur lui avait ouvert une concurrence: c'est vrai; mais examinez sur la même place le prédicateur et l'improvisateur, vous verrez que le prédicateur prêche dans le désert, et que l'improvisateur chante pour la foule. Ce ne peut donc être le prédicateur qui ait tué l'improvisateur.
On a dit que l'Arioste avait vieilli; que la folie de Roland était un peu bien connue; que les amours de Médor et d'Angélique, éternellement répétées, étaient au bout de leur intérêt; enfin que, depuis la découverte des bateaux à vapeur et des allumettes chimiques, les sorcelleries de Merlin avaient paru bien pâles.
Rien de tout cela n'est vrai, et la preuve c'est que, l'improvisateur coupant les séances comme le poète coupe ses chants, et s'arrêtant chaque soir à l'endroit le plus intéressant, il n'y a pas de nuit que quelque lazzarone impatient n'aille réveiller l'improvisateur pour avoir la suite de son récit.
D'ailleurs, ce n'est pas l'auditoire qui manque à l'improvisateur, c'est l'improvisateur qui manque à l'auditoire.
Eh bien! cette cause de la décadence de l'improvisation, je crois l'avoir trouvée: la voici. L'improvisateur est aveugle comme Homère; comme Homère, il tend son chapeau à la foule pour en obtenir une faible rétribution; c'est cette rétribution, si modique qu'elle soit, qui perpétue l'improvisateur.
Or, qu'arrive-t-il à Naples? C'est que, lorsque l'improvisateur fait le tour du cercle tendant son chapeau, il y a des spectateurs poétiques et consciencieux qui y plongent la main pour y laisser un sou; mais il y en a aussi qui, abusant du même geste, au lieu d'y mettre un sou, en retirent deux.
Il en résulte que, lorsque l'improvisateur a fini sa tournée, il retrouve son chapeau aussi parfaitement vide qu'avant de l'avoir commencée, moins la coiffe.
Cet état de choses, comme on le comprend, ne peut durer: il faut à l'art une subvention; à défaut de subvention, l'art disparaît. Or, comme je doute que le gouvernement de Naples subventionne jamais l'improvisateur, l'art de l'improvisation est sur le point de disparaître.
C'est donc un plaisir qui va échapper au lazzarone; mais, Dieu merci! à défaut de celui-ci, il en a d'autres.
Il a la revue que le roi tous les huit jours passe de son armée.
Le roi de Naples est un des rois les plus guerriers de la terre; tout jeune, il faisait déjà changer les uniformes des troupes. C'est à propos d'un de ces changemens, qui ne s'opéraient pas sans porter quelque atteinte au trésor, que son aïeul Ferdinand, roi plein de sens, lui disait les paroles mémorables qui prouvaient le cas que le roi faisait, non pas sans doute du courage, mais de la composition de son armée: – Mon cher enfant, habille-les de blanc, habille-les de rouge, ils s'enfuiront toujours.
Cela n'arrêta pas le moins du monde le jeune prince dans ses dispositions belliqueuses; il continua d'étudier le demi-tour à droite et le demi-tour à gauche; il amena des perfectionnemens dans la coupe de l'habit et la forme du schako; enfin, il parvint à élargir les cadres de son armée jusqu'à ce qu'il pût y faire entrer cinquante mille hommes à peu près.
C'est, comme on le voit, un fort joli joujou royal que cinquante mille soldats qui marchent, qui s'arrêtent, qui tournent, qui virent à la parole, ni plus ni moins que si chacune de ces cinquante mille individualités était une mécanique.
Maintenant, examinons comment cette mécanique est montée, et cela sans faire tort le moins du monde au génie organisateur du roi et au courage individuel de chaque soldat.
Le premier corps, le corps privilégié, le corps par excellence de toutes les royautés qui tremblent, celui auquel est confiée la garde du palais, est composé de Suisses; leurs avantages sont une paie plus élevée; leurs priviléges, le