Le Speronare. Dumas Alexandre
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La journée s'écoula ainsi sans que nous eussions fait plus de douze ou quinze milles, et sans que nous pussions perdre de vue ni les côtes de l'ancienne Campanie, ni l'île de Caprée; puis vint le soir, amenant quelques souffles de brise, dont nous profitâmes pour faire à la voile un mille ou deux, mais qui, en tombant bientôt, nous laissèrent dans le calme le plus complet. L'air était si pur, la nuit si transparente, les étoiles avaient tant de lumière, que nous traînâmes nos matelas hors de notre cabine et que nous nous étendîmes sur le pont. Quant à nos matelots, ils ramaient toujours, et de temps en temps, comme pour nous bercer, ils reprenaient leur mélancolique et interminable chanson.
La nuit passa sans amener aucun changement dans la température; les matelots s'étaient partagé la besogne; quatre ramèrent constamment, tandis que les quatre autres se reposaient. Enfin le jour vint, et nous réveilla avec ce petit sentiment de fraîcheur et de malaise qu'il apporte avec lui. A peine si nous avions fait dix autres milles dans la nuit. Nous étions toujours en vue de Caprée, toujours en vue des côtes. Si ce temps-là continuait, la traversée promettait de durer quinze jours. C'était un peu long. Aussi, ce que la veille nous avions trouvé admirable commençait à nous paraître monotone. Nous voulûmes nous mettre à travailler; mais, sans être indisposés nullement par la mer, nous avions l'esprit assez brouillé pour comprendre que nous ne ferions que de médiocre besogne. En mer, il n'y a pas de milieu; il faut une occupation matérielle et active qui vous aide à passer le temps, ou quelque douce rêverie qui vous le fasse oublier.
Comme nous nous rappelions avec délices notre bain de la veille, et que la mer était presque aussi calme, presque aussi transparente et presque aussi bleue que celle de la Grotte d'azur, nous demandâmes au capitaine s'il n'y aurait pas d'inconvénient à nous baigner tandis que Giovanni pécherait notre déjeuner. Comme il était évident que nous irions en nageant aussi vite que le speronare, et que le plaisir que nous prendrions ne retiendrait en rien notre marche, le capitaine nous répondit qu'il ne voyait d'autre inconvénient que la rencontre possible des requins, assez communs à cette époque dans les parages où nous nous trouvions, à cause du passage du pesce spado [Note: Espadon.], dont ils sont fort friands, quoique celui-ci, à l'aide de l'épée dont la nature l'a armé, leur oppose une rude défense. Comme la nature n'avait pas pris à notre endroit les mêmes précautions qu'elle a prises pour le pesce spado, nous hésitions fort à donner suite à notre proposition, lorsque le capitaine nous assura qu'en nageant autour du canot, et en plaçant deux hommes en sentinelle, l'un à la poupe et l'autre à la proue du bâtiment, nous ne courions aucun danger, attendu que l'eau était si transparente, que l'on pouvait apercevoir les requins à une grande profondeur, et que, prévenus aussitôt qu'il en paraîtrait un, nous serions dans la barque avant qu'il ne fût à nous.
Ce n'était pas fort rassurant: aussi étions-nous plus disposés que jamais à sacrifier notre amusement à notre sûreté, lorsque le capitaine, qui vit que nous attachions à la chose plus d'importance qu'elle n'en avait réellement, nous offrit de se mettre à l'eau avec Filippo en même temps que nous. Cette proposition eut un double effet: d'abord elle nous rassura, ensuite elle piqua notre amour-propre. Comme nous avions à faire avec notre équipage un voyage qui n'était pas sans offrir quelques dangers de différentes espèces, nous ne voulions pas débuter en lui donnant une mauvaise idée de notre courage. Nous ne répondîmes donc à la proposition qu'en donnant l'ordre aux sentinelles de prendre leur poste, et à Pietro de mettre le canot à la mer. Lorsque toutes ces précautions furent prises, nous descendîmes par l'escalier. Quant au capitaine et à Filippo, ils ne firent pas tant de façons, et sautèrent tout bonnement par-dessus le bord; mais, à notre grand étonnement, nous ne vîmes reparaître que le capitaine; Filippo était passé par-dessous le bâtiment, afin d'explorer les environs, à ce qu'il paraît. Un instant après, nous l'aperçûmes qui revenait par la proue, en nous annonçant qu'il n'avait absolument rien découvert qui pût nous inquiéter. Le capitaine, sans être de sa force, nageait aussi admirablement bien. Je fis remarquer à Jadin qu'il avait au côté droit de la poitrine une blessure qui ressemblait fort à un coup de couteau. Comme le capitaine était beau garçon, et qu'en Sicile et en Calabre les coups de couteau s'adressent plus particulièrement aux beaux garçons qu'aux autres, nous pensâmes que c'était le résultat de la vengeance de quelque frère ou de quelque mari, et je me promis d'interroger à la première occasion le capitaine là-dessus.
Au bout de dix minutes, nous entendîmes de grands cris; mais il n'y avait pas à s'y tromper, c'étaient des cris de joie. En effet, Giovanni venait de piquer une magnifique dorade, et s'avançait de l'arrière à babord, la portant triomphalement au bout de son harpon, pour nous demander à quelle sauce nous désirions la manger. La chose était trop importante pour être résolue ainsi sans discussion; nous remontâmes donc immédiatement à bord pour examiner l'animal de plus près et pour arrêter une sauce digne de lui. Le capitaine et Filippo nous suivirent; on amarra de nouveau la chaloupe à son poste, et nous entrâmes en délibération. Quelques observations qui nous parurent assez savantes, émises par le capitaine, nous déterminèrent pour une espèce de matelote. Ce n'était pas sans motifs que j'avais appelé le capitaine au conseil; je ne perdais pas de vue la cicatrice de sa poitrine, et je voulais en connaître l'histoire. Je l'invitai donc à déjeuner avec nous, sous prétexte que, si son avis à l'endroit de la dorade était erroné, je voulais le punir en le forçant de la manger tout entière. Le capitaine se défendit d'abord de ce trop grand honneur que nous voulions lui faire; mais, voyant que nous insistions, il finit par accepter. Aussitôt il disparut dans l'écoutille, et Pietro s'occupa des préparatifs du déjeuner.
Le couvert était bientôt dressé. On posait une longue planche sur deux chaises, c'était la table; on tirait nos matelas de cuir sur le pont, c'étaient nos sièges. Nous nous couchions, comme des chevaliers romains, dans notre triclinium en plein air, et, sur le moindre signe que nous faisions, tout l'équipage s'empressait de nous servir.
Au bout de dix minutes, le capitaine reparut, orné de ses plus beaux habits et portant à la main une bouteille de muscat de Lipari, qu'après force circonlocutions il se hasarda à nous offrir. Nous acceptâmes sans aucune difficulté, et il parut on ne peut plus touché de notre condescendance.
C'était un excellent homme que le capitaine Arena, et qui n'avait à notre avis qu'un seul défaut, c'était de garder pour Jadin et moi une trop respectueuse obséquiosité. Cela empêchait entre lui et nous cette communication rapide et familière de pensées à l'aide de laquelle j'espérais descendre un peu dans la vie sicilienne. Je ne faisais aucun doute que tous ces hommes endurcis aux fatigues, habitués aux tempêtes, parcourant la Méditerranée en tous sens depuis leur enfance, n'eussent force récits de traditions nationales ou d'aventures personnelles à nous faire, et j'avais compté sur les récits du pont pour défrayer ces belles nuits orientales, où la veille est plus douce que le sommeil; mais avant d'en arriver là, nous voyions bien qu'il y avait encore du chemin à faire, et nous commencions par le capitaine, afin d'arriver plus tard et par degrés jusqu'aux simples matelots.
Notre dorade ne se fit pas attendre. Du plus loin que nous l'aperçûmes, l'odeur qu'elle répandait autour d'elle nous prévint en sa faveur; et bientôt, à notre satisfaction, son goût justifia son parfum. Dès lors, nous reconnûmes que le capitaine était doublement à cultiver, et nous redoublâmes d'attentions.
Nous