Paris. Emile Zola
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A la voir si triste, il craignit de lui avoir déplu, il ajouta:
– Je vous aurais voulue plus heureuse, mais je n'ai pas su, et la faute n'en est sûrement qu'à moi… Est-ce que Gérard vous donnerait des inquiétudes?
Elle dit non de la tête. Puis, tout haut:
– Tant que les choses resteront où elles en sont, nous ne saurions nous en plaindre, mon ami, puisque nous les avons acceptées.
Elle parlait de la liaison coupable de son fils avec la baronne Duvillard. Toujours elle s'était montrée faible pour cet enfant qu'elle avait eu tant de peine à élever, sachant elle seule l'épuisement, la lamentable fin de race qui se cachait en lui, sous le beau dehors de sa mine fière. Elle tolérait sa paresse, son oisiveté, le dégoût d'homme de plaisir qui l'avait écarté des armes et de la diplomatie. Que de fois elle avait réparé des sottises, payé des petites dettes, en les taisant, en refusant l'aide pécuniaire du marquis, qui n'osait même plus offrir ses millions, tant elle s'entêtait à vivre héroïquement des débris de sa fortune! Et c'était ainsi qu'elle avait fini par fermer les yeux sur le scandale des amours de son fils, se doutant bien comment les choses s'étaient passées, par abandon, par inconscience, l'homme qui ne sait se reprendre, la femme qui le tient et le garde, en se donnant. Le marquis, lui, n'avait pardonné que le jour où Eve s'était faite chrétienne.
– Vous savez, mon ami, que Gérard est si bon, reprit la comtesse. C'est ce qui fait sa force et sa faiblesse. Comment voulez-vous que je le gronde, quand il pleure avec moi?.. Il se lassera de cette femme.
M. de Morigny hocha la tête.
– Elle est encore très belle… Et puis, il y a la fille. Ce serait plus grave, il l'épouserait.
– Oh! la fille, une infirme!
– Oui, et vous entendez ce qu'on dirait: un Quinsac épousant un monstre pour ses millions.
C'était leur terreur à tous deux. Ils n'ignoraient rien de ce qui se passait chez les Duvillard, l'amitié émue entre la disgraciée Camille et le beau Gérard, l'idylle attendrissante sous laquelle se cachait le plus atroce des drames. Et ils protestaient de toute leur indignation.
– Oh! ça, non, non, jamais! déclara la comtesse. Mon fils dans cette famille, non! jamais je ne donnerai mon autorisation!
Justement le général de Bozonnet entra. Il adorait sa sœur, il venait lui tenir compagnie, les jours où elle recevait, car l'ancien cercle s'était peu à peu éclairci, ils n'étaient plus que quelques fidèles à se risquer dans ce salon gris et morne, où l'on se serait cru à des milliers de lieues du Paris actuel. Tout de suite, pour l'égayer, il conta qu'il venait de déjeuner chez les Duvillard, nomma les convives, dit que Gérard était là. Il savait qu'il faisait plaisir à sa sœur, en allant dans cette maison, dont il lui rapportait des nouvelles, qu'il décrassait un peu par le grand honneur de sa présence. Et lui ne s'y ennuyait pas, gagné au siècle depuis longtemps, très accommodant sur tout ce qui n'était pas l'art militaire.
– Cette pauvre petite Camille adore Gérard, dit-il. A table, elle le dévorait des yeux.
Le marquis de Morigny intervint gravement.
– Là est le danger, un mariage serait une chose absolument monstrueuse, à tous les points de vue.
Le général parut s'étonner.
– Pourquoi donc? Elle n'est pas belle, mais si l'on n'épousait que les belles filles! Et il y a aussi ses millions: notre cher enfant en serait quitte pour en faire un bon usage… Et puis, c'est vrai, il y a encore la liaison avec la mère. Mon Dieu! l'aventure est si commune aujourd'hui!
Révolté, le marquis eut un geste de souverain dégoût. Pourquoi discuter, quand tout sombrait? Que répondre à un Bozonnet, au dernier vivant de cette illustre famille, lorsqu'il en arrivait à excuser les mœurs infâmes de la république, après avoir renié son roi et servi l'empire, en s'attachant d'une passion fidèle à la fortune, à la mémoire de César? Mais la comtesse elle-même s'indignait.
– Oh! mon frère, que dites-vous? Jamais je n'autoriserai un tel scandale. J'en faisais tout à l'heure le serment.
– Ma sœur, ne jurez pas! s'écria le général. Moi, je voudrais notre Gérard heureux, voilà tout. Et il faut bien convenir qu'il n'est pas bon à grand'chose. Qu'il ne se soit pas fait soldat, je le comprends, car c'est un métier aujourd'hui perdu. Mais qu'il ne soit pas entré dans la diplomatie, qu'il n'ait pas accepté une occupation quelconque, je le comprends moins. Sans doute il est beau de taper sur le temps actuel, de déclarer qu'un homme de notre monde ne saurait y faire une besogne propre. Seulement, il n'y a plus, au fond, que les paresseux qui disent cela. Et Gérard n'a qu'une excuse, son peu d'aptitude, son manque de volonté et de force.
Des larmes étaient montées aux yeux de la mère. Elle tremblait toujours, elle savait bien le mensonge de la façade: un coup de froid aurait emporté son fils, tout grand et solide qu'il paraissait. Et n'y avait-il pas là le symbole de cette noblesse, d'apparence encore si haute et si fière, et qui, au fond, n'était que cendre?
– Enfin, continua le général, il a trente-six ans, il retombe sans cesse à votre charge, et il faudra bien qu'il fasse une fin.
Mais elle le fit taire, elle se tourna vers le marquis.
– Mon ami, n'est-ce pas? confions-nous à Dieu. Il est impossible qu'il ne vienne pas à mon aide, car je ne l'ai jamais offensé.
– Jamais! répondit le marquis, en mettant dans ce simple mot toute sa peine, toute sa tendresse, tout son culte, pour cette femme qu'il adorait depuis tant d'années, sans qu'ils eussent péché ni l'un ni l'autre.
Un nouveau fidèle entrait, et la conversation changea. M. de Larombardière, vice-président à la cour, était un grand vieillard de soixante-cinq ans, maigre, chauve, rasé, ne portant que de minces favoris blancs; et ses yeux gris, sa bouche pincée, très écartée du nez, son menton carré et têtu, donnaient à sa longue face une grande austérité. Le désespoir de sa vie était qu'affligé d'un zézaiement un peu enfantin, il n'avait pu, dans la magistrature debout, remplir son mérite, car il se piquait d'être un grand orateur. Ce tourment secret le rendait morose. En lui s'incarnait la vieille France royaliste et boudeuse, servant la république à contre-cœur, l'ancienne magistrature, sévère, fermée à toute évolution, à tout sens nouveau des choses et des êtres. Et, d'une petite noblesse de robe, légitimiste rallié à l'orléanisme, il se croyait l'homme de sagesse et de logique, dans ce salon, où il était très fier de rencontrer le marquis.
On causa des derniers événements. Les conversations politiques, d'ailleurs, s'épuisaient vite, se