Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale. Андре Жид

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Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale - Андре Жид

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est comme le sentiment d'une parenté retrouvée.

      A Rome, près de la solitaire petite tombe de Keats, quand je lus ses vers admirables, combien naïvement je laissai sa douce influence entrer en moi, tendrement me toucher, me reconnaître, s'apparenter à mes plus douteuses, à mes plus incertaines pensées.—A ce point que lorsque, malade, il s'écrie dans l'Ode au Rossignol:

       Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin—longtemps refroidi dans la terre profonde,—d'un vin qui sente Flora et la campagne verte, la danse et les chansons provençales, et la joie que brûle le soleil?

       —Oh! qui me donnera une coupe pleine de chaud Midi?

      Il me semblait, que, de mes propres lèvres, j'entendisse jaillir cette plainte admirable.

      S'éduquer, s'épanouir dans le monde, il semble vraiment que ce soit se retrouver des parents.

      Je sens bien qu'ici nous sommes arrivés au point sensible, dangereux, et qu'il va devenir plus difficile et délicat de parler. Il ne s'agit plus à présent des influences—dirai-je: naturelles—mais bien des influences humaines.—Comment expliquer, tandis que l'influence nous apparaissait jusqu'ici comme un heureux moyen d'enrichissement personnel—ou du moins semblable à cette baguette de coudre des sorciers qui permettrait de découvrir en soi des richesses,—comment expliquer que brusquement ici l'on entre en garde, que l'on ait peur (surtout de nos jours, disons-le bien), que l'on se défie. L'influence, ici, est considérée comme une chose néfaste, une sorte d'attentat envers soi-même, de crime de lèse-personnalité.

      C'est que précisément aujourd'hui, même sans faire profession d'individualisme, nous prétendons avoir chacun notre personnalité, et que, sitôt que cette personnalité n'est plus très robuste, sitôt qu'elle paraît, à nous-mêmes ou aux autres, un peu indécise, chancelante ou débile, la peur de la perdre nous poursuit et risque de gâter nos plus réelles joies.

      La peur de perdre sa personnalité!

      Nous avons pu, dans notre bienheureux monde des lettres, connaître et rencontrer bien des peurs: la peur du neuf, la peur du vieux—ces derniers temps la peur des langues étrangères, etc. ... mais de toutes, la plus vilaine, la plus sotte, la plus ridicule, c'est bien la peur de perdre sa personnalité.

      «Je ne veux pas lire Gœthe, me disait un jeune littérateur (ne craignez rien, je ne nomme que quand je loue),—je ne veux pas lire Gœthe parce que cela pourrait m'impressionner.»

      Il faut, n'est-ce pas, être arrivé à un point de perfection rare, pour croire que l'on ne peut changer qu'en mal.

      La personnalité d'un écrivain, cette personnalité délicate, choyée, celle qu'on a peur de perdre, non tant parce qu'on la sait précieuse, que parce qu'on la croit sans cesse sur le point d'être perdue—consiste trop souvent à n'avoir jamais fait telle ou telle chose. C'est ce qu'on pourrait appeler une personnalité privative. La perdre, c'est avoir envie de faire, ce qu'on s'était promis de ne pas faire.—Il a paru, il y a quelque dix ans, un volume de nouvelles que l'auteur avait intitulé: Contes sans qui ni que. L'auteur s'était fait une manière d'originalité, un style spécial, une personnalité, à n'employer jamais un pronom conjonctif. (Comme si les qui et les que ne continuaient pas quand même d'exister!)—Combien d'auteurs, d'artistes, n'ont d'autre personnalité que celle-là, qui, le jour où ils consentiraient à employer les qui et les que, comme tout le monde, se confondraient tout simplement dans la masse banale et infiniment nuancée de l'humanité.

      Et pourtant, il faut bien avouer que la personnalité des plus grands hommes est faite aussi de leurs incompréhensions. L'accentuation même de leurs traits exige une limitation violente. Aucun grand homme ne nous laisse de lui une image vague, mais précise et très définie. On peut même dire que ses incompréhensions font la définition du grand homme.

      Que Voltaire n'ait compris Homère ni la Bible; qu'il éclate de rire devant Pindare; est-ce que cela ne dessine pas la figure de Voltaire? comme le peintre qui, traçant le contour d'un visage, dirait à ce visage: Tu n'iras pas plus loin.

      Que Gœthe, le plus intelligent des êtres, n'ait pas compris Beethoven—Beethoven, qui, après avoir joué devant lui la sonate en ut dièze mineur (celle qu'on a coutume de nommer la Sonate au clair de lune), comme Gœthe demeurait froidement silencieux, poussait vers lui ce cri de détresse: «Mais, Maître, si vous, vous ne me dites rien—qui donc alors me comprendra?» est-ce que cela ne définit pas d'un coup Gœthe—et Beethoven?

      Ces incompréhensions s'expliquent, voici comment: elles ne sont certes point sottise; elles sont éblouissement.—Ainsi tout grand amour est exclusif, et l'admiration d'un amant pour sa maîtresse le rend insensible à toute beauté différente.—C'est l'amour qu'il avait pour l'esprit, qui rendait Voltaire insensible au lyrisme. C'est l'adoration de Gœthe pour la Grèce, pour la pure et souriante tendresse de Mozart, qui lui faisait craindre le déchaînement passionné de Beethoven—et dire à Mendelssohn qui lui jouait le début de la symphonie en ut mineur: «Je ne ressens que de l'étonnement.»

      Peut-être peut-on dire que tout grand producteur, tout créateur, a coutume de projeter sur le point qu'il veut opérer une telle abondance de lumière spirituelle, un tel faisceau de rayons—que tout le reste autour en paraît sombre. Le contraire de cela, n'est-ce pas le dilettante? qui comprend tout, précisément parce qu'il n'aime rien passionnément, c'est-à-dire exclusivement.

      Mais combien celui qui, sans avoir une personnalité fatale, toute d'ombre et d'éblouissement, tâche de se créer une personnalité restreinte et combinée, en se privant de certaines influences, en se mettant l'esprit au régime, comme un malade dont l'estomac débile ne saurait supporter qu'un choix de nourritures peu variées (mais qu'alors il digère si bien!)—combien celui-là me fait aimer le dilettante, qui, ne pouvant être producteur et parler, prend le charmant parti d'être attentif et se fait une carrière vraiment de savoir admirablement écouter. (On manque d'écouteurs aujourd'hui, de même que l'on manque d'écoles—c'est un des résultats de ce besoin d'originalité à tout prix.)

      La peur de ressembler à tous fait dès lors chercher à celui-ci quels traits bizarres, uniques (incompréhensibles souvent par la même), il peut bien montrer—qui lui apparaissent aussitôt d'une principale importance, qu'il croit devoir exagérer, fût-ce aux dépens de tout le reste. J'en sais un qui ne veut pas lire Ibsen parce que, dit-il, «il a peur de le trop bien comprendre». Un autre s'est promis de ne jamais lire les poètes étrangers, de crainte de perdre «le sens pur de sa langue»...

      Ceux qui craignent les influences et s'y dérobent font le tacite aveu de la pauvreté de leur âme. Rien de bien neuf en eux à découvrir, puisqu'ils ne veulent prêter la main à rien de ce qui peut guider leur découverte. Et s'ils sont si peu soucieux de se retrouver des parents, c'est, je pense, qu'il se pressentent fort mal apparentés.

      Un grand homme n'a qu'un souci: devenir le plus humain possible,—-disons mieux: devenir banal. Devenir banal, Shakespeare, banal Gœthe, Molière, Balzac, Tolstoï... Et, chose admirable, c'est ainsi qu'il devient le plus personnel. Tandis que celui qui fuit l'humanité pour lui-même, n'arrive qu'à devenir particulier, bizarre, défectueux... Dois-je citer le mot de l'Evangile? Oui, car je ne pense pas le détourner de son sens: «Celui qui veut sauver sa vie (sa vie personnelle) la perdra; mais qui veut la donner la sauvera (ou pour traduire plus exactement le texte grec: «la rendra vraiment vivante»),

      Voilà pourquoi nous voyons les grands esprits ne jamais craindre les influences, mais au contraire les rechercher avec une sorte d'avidité qui est comme

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