Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale. Андре Жид

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Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale - Андре Жид

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du métier—ce qui précisément n'existe qu'en relation intime et profonde avec la personnalité même de l'artiste, ce qui demeure le plus inaliénable de ses biens.—Ils ont, pour la raison d'être de l'œuvre d'art, une incompréhension totale. Ils semblent croire qu'on peut prendre la peau des statues, puis qu'en soufflant dedans, cela redonnera quelque chose.

      L'artiste véritable, avide des influences profondes, se penchera sur l'œuvre d'art, tâchant de l'oublier et de pénétrer plus arrière. Il considérera l'œuvre d'art accomplie, comme un point d'arrêt, de frontière; pour aller plus loin ou ailleurs, il nous faut changer de manteau.—L'artiste véritable cherchera, derrière l'œuvre, l'homme, et c'est de lui qu'il apprendra.

      La franche imitation n'a rien à faire avec le pastiche qui toujours reste besogne sournoise et cachée. Par quelle aberration aujourd'hui n'osons-nous plus imiter, c'est ce qu'il serait trop long de dire—d'ailleurs tout cela se tient et si l'on m'a suivi jusqu'ici l'on me comprendra sans peine.—Les grands artistes n'ont jamais craint d'imiter.

      Michel-Ange imita d'abord si résolument les antiques que, certaines de ses statues—entre autres un Cupidon endormi—il s'amusa de les faire passer pour des statues retrouvées dans des fouilles.—Une autre statue de l'amour fut, raconte-t-on, enterrée par lui, puis exhumée comme marbre grec.

      Montaigne, dans sa fréquentation des anciens, se compare aux abeilles qui «pillottent de çà de là les fleurs», mais qui en font après le miel, «qui est tout leur»—ce n'est plus, dit-il, «thym ne marjoleine».

      —Non: c'est du Montaigne, et tant mieux.

      Mesdames et Messieurs,

      Je m'étais promis de faire, après l'apologie de l'influencé, celle de l'influenceur. A présent elle ne m'apparaît plus bien utile. L'apologie de l'influenceur—ne serait-ce pas celle du «grand homme»? Tout grand homme est un influenceur.—Artiste, ses écrits, ses tableaux, ne sont qu'une part de son œuvre; son influence l'explique, la continue. Descartes n'est pas seulement l'auteur du Discours de la Méthode, de la Dioptrique et des Méditations; il est l'auteur aussi du Cartésianisme.—Parfois même l'influence de l'homme est plus importante que son œuvre; parfois elle s'en détache et ne semble la suivre que de très loin;—telle est, à travers des siècles d'inaction, celle de la Poétique d'Aristote sur le xviie siècle français. Parfois enfin, l'influence est l'œuvre unique, comme il advint pour ces deux uniques figures, que j'ose à peine citer, de Socrate et du Christ.

      On a souvent parlé de la responsabilité des grands hommes.—On n'a point tant reproché au Christ tous les martyrs que le Christianisme avait faits (car l'idée de salut s'y mêlait)—qu'on ne reproche encore à tel écrivain le retentissement parfois tragique de ses idées.—Après Werther, on dit qu'il y eut une épidémie de suicides. De même en Russie, après un poème de Lermontof. «Après ce livre, disait Mme de Sévigné en parlant des Maximes de La Rochefoucauld,—il n'y a plus qu'à se tuer ou qu'à se faire chrétien.» (Elle disait cela croyant sûrement qu'il ne se trouverait personne qui ne préférât une conversion à la mort).—Ceux que la littérature a tués, je pense qu'ils portaient déjà la mort en eux; ceux qui se sont faits chrétiens étaient admirablement prêts pour l'être; l'influence, disais-je, ne crée rien: elle éveille.

      Mais je me garderai, d'ailleurs, de chercher à diminuer la responsabilité des grands hommes; pour leur plus grande gloire, il faut la croire même la plus lourde, la plus effrayante possible. Je ne sache pas qu'elle ait fait reculer aucun d'eux. Au contraire, ils cherchent de l'assumer toujours plus grande. Ils font, tout autour d'eux, que l'on s'en doute ou non, une consommation de vie formidable.

      Mais ce n'est pas toujours un besoin de domination qui les mène: Chez l'artiste, souvent, la soumission d'autrui qu'il obtient a des causes très différentes. Un mot pourrait, je crois, les résumer: il ne se suffit pas à lui-même. La conscience qu'il a de l'importance de l'idée qu'il porte le tourmente. Il en est responsable, il le sent. Cette responsabilité lui paraît la plus importante; l'autre ne passera qu'après. Que peut-il? Seul!—Il est débordé. Il n'a pas assez de ses cinq sens pour palper le monde; de ses vingt-quatre heures par jour, pour vivre, penser, s'exprimer. Il n'y suffit pas, il le sent. Il a besoin d'adjoints, de substituts, de secrétaires.—«Un grand homme, dit Nietzsche, n'a pas seulement son esprit, mais aussi celui de tous ses amis.»—Chaque ami lui prêtera ses sens; bien plus: vivra pour lui. Lui se fait centre (oh! malgré lui), il regarde et profite de tout. Il influence: d'autres vivront et joueront pour lui ses idées; risqueront le danger de les expérimenter à sa place.

      Il est difficile parfois de faire l'apologie des grands hommes. Je ne veux donc point dire ici que j'approuve cela; je dis seulement que sans cela le grand homme n'est guère possible.—S'il voulait œuvrer sans influencer, il serait d'abord mal renseigné, n'ayant pu voir opérer ses idées; puis il ne serait pas intéressant; car cela seul qui nous influence nous importe.—Voilà pourquoi j'ai eu soin de faire d'abord l'apologie des influencés,—pour pouvoir à présent oser dire qu'ils sont indispensables aux grands hommes.

      Mesdames et Messieurs,

      Je vous ai dit à présent à peu près ce que je désirais vous dire. Peut-être les quelques idées que j'ai tenté d'exposer ici vous paraîtront-elles soit paradoxales, soit fausses.—Je me tiendrai pourtant pour satisfait si, fût-ce par protestation contre elles, j'ai pu faire naître en vous—je veux dire: éveiller—quelques idées que vous jugerez justes et belles.—C'est ce que nous pourrons appeler de l'influence par réaction.

       Bruxelles, le 29 mars 1900.

       Table des matières

       Conférence.

       A Maurice Denis,

      Mesdames et Messieurs[1]

      Si je viens vous parler ici des limites de l'art, ce n'est point, soyez-en d'avance convaincus, que j'aie quelque prétention à les reculer ou à les rapprocher, fût-ce durant le temps de cette causerie; et si le titre que j'y ai laissé donner paraît un peu bien général, ma hardiesse, je vous l'affirme, n'est pourtant point d'avoir choisi ce titre: elle est de parler à des peintres.

      Nous ne sommes plus au temps où quelques échappés de l'atelier Rouault pouvaient redire avec Gautier le: ut pictura poesis d'Horace; mais si les littérateurs d'aujourd'hui ont compris le danger, le non-sens tout au moins, de prétendre se servir de la plume comme d'un pinceau, les peintres n'ont pas moins compris de leur côté que le ut poesis pictura serait pour eux théorie plus funeste encore. Littérature et peinture se sont heureusement désalliées, et je ne viens pas ici pour m'en plaindre; au contraire. Il est d'avance bien reconnu que je n'entends rien à votre métier et que vous n'entendez rien au mien. Vous cultivez votre jardin, nous le nôtre; nous voisinons un peu parfois; c'est tout.

      Pourtant, si vous m'avez amicalement convié à venir aujourd'hui vous parler, et si je le fais avec joie, ce n'est pas pour de simples raisons de voisinage; nous sommes quelques-uns à penser qu'il n'est pas bon que les artistes d'un même pays, absorbés chacun dans leur art, méconnaissent qu'au-dessus des questions particulières à la littérature et à la peinture, il y a telles questions d'esthétique plus générale,—de celles qui, résolues, firent Poussin frère de Racine, par exemple,—et devant lesquelles nous pouvons ensemble oublier

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