Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale. Андре Жид

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Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale - Андре Жид

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pourquoi, si j'aborde aujourd'hui devant vous de telles généralités, je dis que ce n'est point hardiesse, mais modeste crainte, au contraire, de n'avoir pas, pour tout sujet plus spécial, la compétence nécessaire.

      Il y a quelques jours, plutôt feuilletant que lisant un des épais volumes du «Cours de philosophie positive», je fus frappé par un curieux passage. Il s'y agit de louer la science; Auguste Comte s'entend à cela et loue bien—peu le passé, plus le présent, presque infiniment l'avenir,—je dis «presque», car tout aussitôt, par saine horreur de l'hyperbole et souci de précision, Comte, après avoir vaguement esquissé ce que, de la science, l'avenir paraît pouvoir espérer et prétendre, ajoute que prétentions et espérances ne sauraient être infinies. Il est, écrit-il (à peu près, car je cite de mémoire), presque aisé d'en prévoir dès à présent les limites et d'indiquer quelles terres lui resteront toujours fermées; on sait par exemple que la science n'atteindra jamais... Savez-vous l'exemple qu'il cite?—la composition chimique des astres. Une génération s'écoulait, puis simplement, sans bruit, l'analyse spectrale s'emparait de ces mêmes astres, et la science franchissait les bornes assignées.

      De cette page du positiviste, où je trouve malgré tout plus à admirer qu'à sourire, est née, avec le titre et l'idée de cette causerie, une défiance de moi plus grande encore, comme l'étrange avertissement que prétendre fixer d'avance des limites au pouvoir de l'intelligence humaine était folie—folie aussi présomptueuse en son genre que prétendre prévoir et dessiner d'avance les futures manifestations de ce pouvoir, et que de les croire infinies.

      Sans cesse des moyens nouveaux permettent au savant des investigations et des précisions nouvelles, chaque nouvelle découverte servant de moyen à son tour; mais précisément pour cela, et parce qu'ainsi chaque effort nouveau s'additionne, chaque effort ancien s'y confond et s'anonymise, de sorte que l'on n'y considère jamais en chaque partie que la plus récente victoire;—l'on peut donc dire (et c'est presque une tautologie) que les limites de la science se reculent toujours dans le sens même de son progrès. La question est: jusqu'où ira-t-elle?

      En art, la question se pose d'une manière très différente. Le mot «progrès» y perd tout sens, et, comme l'écrivait naguère Ingres: on ne peut entendre dire de sang-froid et lire que «la génération présente jouit, en les voyant, des immenses progrès que la peinture a faits depuis la Renaissance jusqu'à nos jours». La question ne sera donc plus: jusqu'où la peinture, la musique, la littérature iront-elles? mais, plus vaguement encore: iront-elles? et l'on y peut encore moins oser donner une réponse.

      Il ne s'agit plus, pour l'artiste de valeur, de prendre appui sur l'art d'hier pour tâcher d'aller au delà, et de reculer des limites, mais de changer le sens même de l'art et d'inventer à son effort une nouvelle direction. Et si, par contre, l'œuvre des artistes passés conserve sa parfaite valeur, à ce point que chacun semble à neuf chaque fois avoir presque inventé et comme défini son art, chaque génie nouveau semble d'abord errer, tant il tourne résolument le dos aux autres; chaque génie nouveau semble remettre le problème de l'art même en question. Après un Jean-Sébastien Bach, on pense: telle est la musique; survient un Mozart, un Beethoven, après lesquels on peut encore dire: Voilà donc la musique—à moins que, déjà prévenu, l'on ne pense: Qu'est-ce que la musique? et que l'on ne comprenne enfin que la musique n'est ni Bach, ni Mozart, ni Beethoven; que chacun d'eux ne saurait limiter que lui-même et que la musique, pour continuer d'être, doit être sans cesse autre chose que ce qu'elle n'était que par eux.

      Cependant, méconnaissant qu'il n'y a plus rien à tenter de son côté et que l'artiste de génie n'indique la direction que de lui-même, semble guider mais ne guide qu'à lui, et se dresse devant l'élan de qui le suit comme une toile de fond devant la marche de l'acteur, certains pensent découvrir d'après lui quelque secret du beau, quelque recette, ou plutôt pensent que la réussite du maître va les dispenser d'un effort et que, puisque le maître trouve, il n'importe plus de chercher; ce n'est pas précisément qu'ils l'imitent, ils s'en défendent bien du moins, mais ils suivent sa direction; c'est un remous puissant qui les entraîne en son sillage; et bien mieux, le maître s'étant tu avant eux, ils espèrent le dépasser, aller plus loin que lui, prenant pour de l'audace leur folie, et le grand empêchement où ils restent d'essayer d'un autre côté. C'est par eux que la forme d'un maître devient formule, aucune intérieure nécessité ne la motivant plus. C'est par eux, c'est sur eux que la nuit se fait sans qu'ils s'en doutent, car leurs yeux, éblouis par le soleil couché, voient encore l'astre au lieu du couchant obscurci—quand déjà derrière eux, à l'autre pôle de l'art, un soleil rajeuni, radieux, se relève.

      La vérité (c'est-à-dire la ressource) se trouve toujours en deçà, jamais au delà du génie.

      Ce territoire qu'en allant toucher ses frontières, le génie laisse derrière lui, cette contrée, d'où chacun doit partir, quelle est-elle? quel est le lieu commun des chefs-d'œuvre? là chose toujours disponible?

      Dois-je m'excuser ici, Messieurs, de ne m'apprêter à vous dire rien que de banal et de simple? Comment choses si délibérément générales ne seraient-elles pas très simples et connues? Et, si j'ose pourtant les redire, c'est que, en art, il est bon, je crois, que chaque génération nouvelle se pose à nouveau le problème; qu'elle n'accepte jamais toute trouvée la solution que ceux d'avant-hier et d'hier lui en apportent, et qu'elle n'oublie point que tous ceux du passé, qu'elle admire, sont précisément ceux qui l'ont eux-mêmes d'abord et péniblement recherchée. Le Laocoon de Lessing est œuvre qu'il est bon tous les trente ans de redire ou de contredire. Une grande clairvoyance fut toujours aux grandes époques; elle semble encore souvent nous manquer; trop amoureux souvent de ce que nous possédons déjà, nous perdons l'aigu sentiment de ce qui nous manque, de nos défauts; et je vois hélas! aujourd'hui plus d'artistes que d'œuvres d'art, car le goût de celles-ci s'est perdu, et l'artiste trop souvent croit avoir fait suffisamment quand, dans sa peinture ou ses vers, il a montré qu'il est artiste, considérant la part de la raison, de l'intelligence et de la volonté, la composition en un mot, comme négligeable et banalisante—car l'abominable discrédit où la médiocrité des grands faiseurs a jeté ce que l'on appelait, ce que l'on n'ose plus appeler sans sourire, «les grands genres», est cause que les peintres n'osent plus faire de tableaux, que les littérateurs ne savent plus porter un sujet un peu plus d'un an dans leur tête, que triomphe en littérature, en peinture, en musique, l'impressionnisme, la poésie d'occasion.

      Ce terrain neutre vers lequel, faisant volte-face, il nous faut toujours à nouveau retourner, vous savez bien, Messieurs, que c'est simplement la Nature... Vais-je donc vous parler, moi aussi, de ce fameux retour à la nature? dont il semble, à entendre certains, que ce soit l'unique secret de tout art, et que l'on ait tout dit, disant cela!

      Retour à la nature!... mais qu'est-ce dite? À quoi d'autre peut-on retourner? Que trouver hors de soi, sinon sans cesse et partout la nature? Mais que trouver en soi, sinon la nature aussi bien?

      Le vrai retour à la nature, c'est le définitif retour aux éléments: la mort. Mais, tant qu'il reste à l'homme encore un peu de volonté de vie, un peu d'être, n'est-ce donc pas pour lutter contre? et n'est-ce pas, artiste, pour s'opposer à la nature et s'affirmer?

      Comment, pourquoi, ne pas comprendre que ces deux «naturels»—extérieur et intime—s'opposent? et que c'est selon celui-ci que celui-là se façonne et s'informe? Ce naturel intime a-t-il donc moins de valeur que l'autre et va-t-on lui refuser ce droit, ou lui dénier ce pouvoir sans lequel l'œuvre d'art n'est plus?—ou prétend-on que tout l'art ne soit donc plus que réalisme?

      Cette opinion, formulée en tout son excès, n'a personne pour la défendre, je l'espère; mais n'est-ce pas là qu'on en vient en disant que l'artiste doit être absent de son œuvre, que l'objectivation est une des conditions de l'art; de sorte que s'il était possible d'atteindre le but proposé, toute personnalité s'effaçant

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