La dégringolade. Emile Gaboriau
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Elle ne voyait que lui au monde capable de la conseiller.
– Et cependant, ajouta-t-il après un moment d'hésitation, on ne saurait soupçonner d'Avranchel de connivence…
– Ah! vous ne diriez pas cela, monsieur, si vous aviez vu comme moi Grollet prêt à tomber à genoux, prêt à demander grâce et à tout avouer…
Mais l'avocat hocha la tête.
– Ni vous ni moi ne sommes bons juges, madame, prononça-t-il, car nous sommes partie intéressée, et notre opinion est d'avance arrêtée et inébranlable. Mais prenez un arbitre impartial, exposez-lui les circonstances de la mort du général Delorge telles qu'elles ont été exposées à M. Barban d'Avranchel, produisez-lui tous ces témoins qui ont été entendus et dont les dépositions concordent si merveilleusement, et de même que M. d'Avranchel, cet arbitre vous dira: «Madame, toutes les probabilités sont en faveur de M. de Combelaine.»
Il s'accouda sur son bureau, et tout un monde de réflexions passa dans ses yeux, pendant qu'il murmurait:
– Ah! il n'y a pas à le nier, l'évidence est là, ces gens-là sont forts… très forts, et ils peuvent nous mener loin!..
Rien ne pouvait déplaire à Mme Delorge autant que cet hommage rendu à l'habileté de ses ennemis.
– De telle sorte, monsieur, fit-elle, d'un ton d'amère ironie, qu'il n'y a plus qu'à s'incliner devant ces gens si forts?..
Une surprise profonde se peignit sur la figure du jeune avocat.
– Est-ce pour moi que vous parlez, madame? interrogea-t-il.
Elle ne répondit pas, et son silence était trop significatif pour laisser l'ombre d'un doute à Me Roberjot.
– Ainsi, prononça-t-il d'un ton de reproche, vous m'estimez tout juste à la valeur du docteur Buiron. Pourquoi? Je suis de ceux qui subissent un fait accompli, il le faut bien, mais qui ne l'acceptent jamais. Et la preuve, c'est que le régime nouveau, ce régime fondé sur l'attentat du 2 décembre, ne trouvera pas d'adversaire plus obstiné que moi.
Il regardait Mme Delorge d'un air singulier, en disant cela.
Il y avait un léger tremblement dans sa voix quand, après une pause, il ajouta:
– Je ne me serais pas exprimé avec cette résolution il y a huit jours… J'hésitais… vous êtes venue, et, sans le savoir, vous avez décidé de mon avenir…
Il se leva, visiblement ému, et, après deux ou trois tours dans son cabinet:
– Et cependant, reprit-il, nul n'avait autant de raisons que moi de se ranger dans l'armée, toujours docile, des satisfaits. Qu'ai-je à demander à la vie qu'elle ne m'ait généreusement donné!.. Je suis jeune encore, j'ai presque de la fortune, j'ai réussi au barreau bien au delà de mes espérances…
Mais Mme Delorge était hors d'état de remarquer l'étrange agitation de l'avocat.
Et toute entière à l'idée fixe qui devait obséder sa vie:
– Enfin, que faire pour le moment? interrogea-t-elle.
Si Me Roberjot fut un peu choqué d'être si brusquement interrompu, il eut le bon goût de le dissimuler.
– En ce moment, rien! répondit-il… Il faut attendre.
– Quoi?..
– Cette occasion qui jamais ne fait défaut à ceux qui savent la guetter patiemment.
Mme Delorge eut un geste désolé.
– Hélas! dit-elle, chaque jour qui s'écoule emporte une de mes espérances… Hier, j'ai rencontré un ancien ami de mon mari, c'est à peine s'il m'a saluée. Dans six mois il ne me reconnaîtra plus. Dans un an, il dira: «Delorge!.. qui ça, Delorge?..» Mon mari fut un noble et vaillant soldat: est-ce cette renommée qui lui survivra?.. Non. Seules, les calomnies qui se sont débitées et que vous m'avez répétées, resteront comme autant de taches à sa mémoire. Dans dix ans d'ici, lorsque mon fils, que voici, devenu un homme, paraîtra dans le monde, si parfois on demande: «Qui donc est ce jeune Delorge?..» Il se trouvera toujours quelqu'un de ces gens qui prétendent tout savoir, pour répondre: «Eh bien! c'est le fils de ce général, vous savez bien, qui fut tué en duel, à propos d'une vilaine affaire d'argent…»
Mais Raymond bondit à ces mots.
– Non, mère, s'écria-t-il, je te le jure, personne jamais ne dira cela, lorsque je serai un homme!..
L'avocat prit les mains de l'enfant, et les serrant dans les siennes:
– Bien! mon ami; lui dit-il, c'est très bien, cela!..
Puis revenant à Mme Delorge:
– Vous vous trompez, madame, prononça-t-il gravement, c'est du temps que vous devez tout espérer… Mort, le général est plus redoutable que jamais…
– Hélas! monsieur, je voudrais pouvoir vous croire…
– Il faut me croire, madame, et, à l'appui de ce que je vous dis, il me serait aisé de vous citer des exemples… Le proverbe qui dit: «Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas,» est un proverbe absurde. En politique, il n'y a que les morts, au contraire, qui reviennent. Parbleu! il serait trop aisé de gouverner, si, pour se débarrasser des gens gênants, il n'y avait qu'à les porter en terre. Triomphant, redouté, reconnu depuis des années, un gouvernement brave toutes les oppositions et se rit de toutes les attaques: il a ses créatures, ses juges, ses gendarmes, son armée, il se croit et il trouve des gens pour le croire éternel… Mais voici qu'un beau matin un inconnu se rend au cimetière, épelle sur une tombe un nom oublié et le crie à pleine voix… Et il suffit de ce nom pour que ce gouvernement si fort s'écroule en quelques jours…
Mme Delorge soupira.
– Je ne verrai jamais ce que vous dites, fit-elle.
– Qui sait? En vous disant qu'il n'y a rien à faire, je n'ai pas entendu vous conseiller une lâche résignation… Non. Il nous reste Cornevin…
Ah! cette fois l'avocat n'était que l'écho des pensées de la malheureuse femme.
– C'est vers cet homme, poursuivit Me Roberjot, que doivent tendre toute notre attention et tous nos efforts. A-t-il été assassiné? Je ne le crois pas. M. de Combelaine est trop habile pour risquer un crime qui n'est pas indispensable. Or, dans le tourbillon des événements, il lui était aisé de faire disparaître Cornevin. Donc, c'est ce moyen qu'il a dû prendre. Cornevin, arrêté, a dû être déporté quelque part… Où? c'est à nous de le découvrir.
Le visage de Mme Delorge, illuminé un moment par l'espérance, s'était assombri de nouveau.
– Moi aussi, monsieur, reprit-elle, j'ai songé à Cornevin… Moi aussi, je crois qu'il est vivant encore et qu'il peut me fournir les armes d'une revanche terrible.
– Et alors?..
– Alors, j'ai tout fait au monde pour m'attacher sa femme, pour l'intéresser à mes espérances.
– Vous avez fait cela!..