La vie infernale. Emile Gaboriau

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La vie infernale - Emile Gaboriau

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pas que d’être déconcerté. Il n’avait pas, à beaucoup près, jugé l’état du comte de Chalusse si grave qu’il l’était en réalité.

      Ni les saignées, ni les ventouses sèches ne rendirent au malade sa connaissance et sa sensibilité. Il demeura inerte; la respiration devint un peu moins rauque, voilà tout.

      De guerre lasse, le docteur déclara que les moyens immédiats étaient épuisés, que «les femmes» pouvaient revenir près du comte, et qu’il n’y avait plus qu’à attendre l’effet des remèdes qu’il venait de prescrire et qu’on était allé chercher chez le pharmacien.

      Tout autre que cet avide ambitieux eût été ému du regard que lui jeta Mlle Marguerite quand il lui fut permis de rentrer dans la chambre de M. de Chalusse. Lui n’en eut pas seulement l’épiderme effleuré. Il dit tout simplement:

      – Je ne puis pas me prononcer encore.

      – Mon Dieu!.. murmura la malheureuse jeune fille, mon Dieu! ayez pitié de moi!..

      Mais déjà le docteur, poursuivant son imitation, était allé s’adosser à la cheminée.

      – Maintenant, fit-il, s’adressant à M. Casimir, j’aurais besoin de quelques renseignements. Est-ce la première fois que M. le comte de Chalusse est victime d’un accident comme celui-ci?

      – Oui, monsieur, depuis que je le sers du moins.

      – Bon, cela!.. C’est une chance en notre faveur. Et dites-moi, l’avez-vous entendu quelquefois se plaindre de vertiges, de bourdonnements d’oreilles?..

      – Jamais…

      Mlle Marguerite voulut hasarder une observation; le docteur lui imposa silence de la voix et du geste, et poursuivant son interrogatoire:

      – Le comte de Chalusse est-il gros mangeur? demanda-t-il, boit-il beaucoup d’alcools?

      – M. le comte est la sobriété même, monsieur, et il mouille toujours largement son vin…

      Le docteur écoutait d’un air de méditation intense, la tête penchée en avant; les sourcils froncés, la lèvre inférieure relevée, caressant de temps à autre son menton glabre. Ainsi fait son maître.

      – Diable!.. fit-il à demi voix, il faut une cause au mal, cependant. Rien dans la constitution du comte ne le prédisposait à un tel accident…

      Il se tut, puis soudainement se retournant vers Mlle Marguerite:

      – Savez-vous, mademoiselle, interrogea-t-il, si M. le comte n’a pas éprouvé ces jours-ci quelque violente émotion?

      – Il a eu, ce matin même, une contrariété que j’ai tout lieu de supposer très-vive.

      – Ah!.. nous y voici donc, fit le docteur avec un geste d’oracle. Pourquoi ne m’avoir pas dit tout cela d’abord!.. Il faudrait, mademoiselle, me donner des détails.

      La jeune fille hésita. Les valets étaient éblouis, cela est sûr, des façons de ce médecin, mais Mlle Marguerite était loin de partager leur enthousiasme. Que n’eut-elle pas donné pour voir là, à la place de celui-ci, le docteur de la maison.

      Elle trouvait, de plus, une haute inconvenance à cet interrogatoire brutal, en présence de tous les gens, au chevet d’un mourant, privé de sentiments, il est vrai, mais qui néanmoins entendait peut-être et comprenait.

      – Il est urgent que je sois renseigné, déclara péremptoirement le docteur.

      Devant cette affirmation elle n’hésita plus. Elle parut rassembler ses souvenirs, et d’une voix triste:

      – Ce matin, monsieur, commença-t-elle, nous venions de nous mettre à table pour déjeuner lorsqu’on a apporté une lettre à M. de Chalusse. Il n’y a jeté qu’un coup d’œil et il est devenu plus blanc que sa serviette. Il s’est levé tout aussitôt, et s’est mis à arpenter la salle à manger en laissant échapper des exclamations de douleur et de colère. Je l’ai interrogé; il n’a pas paru m’entendre. Au bout de cinq minutes, cependant, il a repris sa place et a commencé à manger…

      – Comme d’habitude?

      – Plus, monsieur. Seulement, je dois vous le dire, il ne me paraissait pas avoir bien la conscience de ce qu’il faisait. A quatre ou cinq reprises, il s’est levé et il s’est rassis. Enfin il a paru prendre un parti qui lui coûtait beaucoup. Il a déchiré la lettre qu’il venait de recevoir, et il en a jeté les morceaux par la fenêtre qui donne sur le jardin…

      Mlle Marguerite s’exprimait avec la plus extrême simplicité, et certes il n’y avait, dans ce qu’elle racontait, rien que de très-ordinaire.

      On l’écoutait cependant avec une curiosité haletante, comme si on eût espéré quelque surprenante révélation, tant l’esprit humain, prompt à se forger des chimères, a horreur de ce qui est naturel et incline instinctivement vers le mystérieux.

      Mais sans paraître s’apercevoir de l’effet produit, et affectant de s’adresser au médecin seul, la jeune fille poursuivait:

      – La lettre anéantie, en apparence, du moins, on a servi le café et M. de Chalusse a allumé un cigare, comme il fait après chaque repas. Mais il n’a pas tardé à le laisser éteindre. Je n’osais troubler ses réflexions, quand tout à coup il me dit: «C’est singulier, je me sens tout mal à l’aise.» Nous sommes restés un moment sans nous parler, puis il a ajouté: «Décidément je ne suis pas bien. Rendez-moi le service de monter à ma chambre, voici la clef de mon secrétaire, vous l’ouvrirez et vous trouverez sur la tablette supérieure, un petit flacon bouché à l’émeri, que vous me descendrez.» J’ai remarqué avec surprise que M. de Chalusse, qui a la parole très-nette, habituellement, bégayait ou plutôt bredouillait, en me disant cela. Je ne m’en suis pas inquiétée… malheureusement. J’ai donc fait ce qu’il désirait. Il a versé huit ou dix gouttes du contenu du flacon dans un verre d’eau et il l’a avalé.

      Si intense était l’attention du docteur Jodon, qu’il redevenait soi. Il oubliait de surveiller son attitude.

      – Et ensuite? fit-il.

      – Ensuite, monsieur, M. de Chalusse a repris sa contenance accoutumée et s’est retiré dans son cabinet de travail. J’ai dû penser que l’impression si pénible qu’il avait ressentie, s’effaçait. Je me trompais. Dans l’après-midi, il m’a fait prier par Mme Léon de le rejoindre au jardin. J’y ai couru, assez étonnée, car le temps était très-mauvais. «Chère Marguerite, me dit-il, aidez-moi donc à rechercher les débris de la lettre que j’ai jetée au vent ce matin. Je donnerais la moitié de ma fortune pour une adresse qui s’y trouvait certainement et que sur l’instant de ma colère je n’ai pas vue…» Je l’ai aidé. On pouvait raisonnablement espérer. Comme il pleuvait, quand les morceaux avaient été lancés par la fenêtre, au lieu de s’éparpiller, ils étaient tombés immédiatement à terre. Nous en avons réuni un bon nombre, mais sur aucun ne se trouvait ce que souhaitait si ardemment M. de Chalusse. A diverses reprises il a déploré amèrement et maudit sa précipitation…

      M. Bourigeau, le concierge, et M. Casimir échangèrent un sourire d’intelligence.

      Ils avaient surpris les recherches du comte, et elles leur avaient paru un acte de folie des mieux qualifiés.

      Maintenant, ils se les expliquaient.

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