Histoire littéraire d'Italie (3. Pierre Loius Ginguené
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L'apologue est ingénieux et l'allégorie sensible. Il n'y a point là d'impiété, mais seulement une opinion tolérante qui ne pouvait être celle d'un sectateur exclusif d'aucune religion. La tolérance même, et la philosophie, qui n'est autre chose que la tolérance des opinions comme des religions, ne tiendraient pas un autre langage; mais, dans le pays où le Décaméron parut, ce langage devait exciter un grand scandale. En effet, cette Nouvelle et les deux précédentes, et plusieurs autres encore, ont été sévèrement censurées, non seulement en Italie, mais ailleurs; les papistes se sont fâchés des attaques qu'ils ont cru leur être portées, et les hétérodoxes ont encore plus nui à Boccace, en le louant des licences qu'il avait prises avec le clergé romain, comme s'il avait, avant Luther, professé les opinions de ce réformateur. Mais, contre toutes ces accusations, il a eu, dans le dernier siècle, un très-grave et très-zélé défenseur. Monseigneur Bottari, prélat aussi orthodoxe que savant, a fait, dans l'académie de la Crusca, une suite de lectures sur le Décaméron, où il s'est proposé de le justifier pleinement 128. D'après ce courageux apologiste, Boccace, dans la première de ces trois Nouvelles, eut pour but de démontrer combien il est difficile de distinguer la véritable vertu de l'hypocrisie, et combien de faux jugements on porte sur le salut de ceux que l'on voit mourir; il voulut, et ici et dans une grande partie de son ouvrage, dissiper, par son éloquence et par les créations de son génie, des ténèbres et des erreurs qui étaient alors presque généralement répandues. Se moquer des prétendus saints, comme il y en a eu dans différents pays, et M. Bottari en citait un grand nombre, ce n'est pas manquer de respect à ceux qui le sont véritablement. Si, dans la seconde Nouvelle, Boccace porte un rude coup aux abus qui régnaient à la cour de Rome, il est d'accord avec Dante, avec Pétrarque, avec les historiens et presque tous les écrivains de son siècle. Est-ce donc attaquer la foi que de dévoiler les vices et les turpitudes de ceux qui devraient en être les soutiens?
La Nouvelle des trois anneaux a donné lieu à des accusations plus graves, mais qui n'étaient pas mieux fondées. N'a-t-on pas prétendu que Boccace, pour l'avoir faite, devait être réputé le véritable auteur de ce livre Des trois Imposteurs qui a fait tant de bruit dans le monde, sans avoir jamais existé? M. Bottari n'a pas eu de peine à triompher de cette accusation absurde. Quand à l'opinion qui paraît en résulter d'une indifférence totale entre les trois cultes, Boccace, selon lui, a voulu l'avilir et la discréditer en la mettant dans la bouche d'un usurier juif. Au reste, il ne fut pas l'inventeur de ce conte. On le trouve dans l'ancien recueil des Cent Nouvelles, dont une partie avait précédé les siennes 129; il ne fit, disent ses défenseurs, que le revêtir de sa brillante et merveilleuse éloquence 130. Ses vives et fréquentes sorties contre les moines 131 et la peinture qu'il a souvent faite de leurs bons tours 132 l'ont fait accuser d'avoir mal parlé des hommes consacrés à Dieu. M. Bottari, dans ses leçons, ne l'en excuse pas; il croit qu'il est pour cela même infiniment digne d'éloges. Il compare ses plus fortes invectives contre les déportements des moines aux plaintes que les plus saints personnages de son siècle formaient sur le même sujet, et il les trouve entièrement conformes. Il conclut qu'on n'a pas le droit, quand on vit aussi mal, d'échapper à la censure; qu'il ne tenait qu'aux moines de la rendre calomnieuse en vivant bien, et que, s'ils ne l'ont pas fait, c'est leur faute.
Boccace s'est moqué des faux miracles opérés par les fausses reliques. Il a surtout pris à tâche de les tourner en ridicule dans une de ses Nouvelles les plus comiques, ou un certain frère Oignon 133 vient, au nom du baron messire Saint-Antoine 134, patron de son couvent, recueillir les aumônes ou plutôt les libéralités des bons paysans de Certaldo. Pour les rassembler en grand nombre, il promet qu'il leur fera voir et toucher une plume de l'ange Gabriel, restée dans la chambre de la Vierge à Nazareth, après l'annonciation. Or, cette plume, qu'il portait avec lui dans une cassette, était tirée de la queue d'un perroquet, oiseau qui était encore alors très-peu connu en Toscane 135. Deux jeunes gens du lieu, tandis qu'il dîne et qu'il dort, lui jouent le tour d'ouvrir la cassette, d'enlever la plume, et de mettre des charbons à la place. Frère Oignon, qui ne se doute de rien, se rend devant l'église à l'heure marquée, fait sonner les cloches, rassemble autour de lui tout le village, fait sa prière, ouvre sa cassette, et la voit remplie de charbons. On le croirait déconcerté: il ne l'est point du tout. Il lève les mains au ciel, remercie Dieu, referme la cassette, et se met à raconter un voyage imaginaire et ridicule qu'il dit avoir fait de Florence à Jérusalem. Là, le patriarche lui montra toutes les reliques qu'il possédait. Elles étaient innombrables; frère Oignon cite les plus belles: c'était un doigt du Saint-Esprit, aussi entier et aussi sain qu'il fut jamais, le toupet du séraphin qui apparut à S. François, un ongle de Chérubin, quelques rayons de l'étoile qui apparut au mages en Orient, une fiole de la sueur de S. Michel quand il se battit avec le diable, etc. Le bon patriarche voulut bien se détacher pour lui de quelques parties de son trésor. Il lui donna, dans une petite bouteille, un peu du son des cloches du temple de Salomon; il lui donna encore la plume de l'ange Gabriel dont il leur a parlé, et des charbons qui avaient servi à griller S. Laurent. Ces reliques, depuis son retour, ont été éprouvées par des miracles. Il les porte avec lui, tantôt l'une, tantôt l'autre, dans des cassettes toutes pareilles, si complètement pareilles, qu'il lui arrive quelquefois de s'y tromper, et de prendre la plume de l'ange Gabriel pour les charbons de S. Laurent. Cette fois, c'est tout le contraire; mais cela est égal, ou plutôt Dieu lui-même a voulu ce quiproquo. La fête de S. Laurent arrive dans deux jours: c'est le moment où ses reliques peuvent être le plus efficaces: il leur apportera la plume une autre fois. Alors il ouvre la cassette: toutes ces bonnes gens se pressent pour voir les charbons de S. Laurent, et donnent à frère Oignon tout ce qu'ils peuvent pour obtenir de les toucher. Le frère, d'un grand sérieux, prend de ces charbons dans sa main, et sur les gilets blancs, sur les camisoles blanches, sur les voiles blancs des femmes, il se met à tracer de grandes croix noires. Les bons Certaldois ainsi croisés, s'en vont les plus contents du monde. Les deux jeunes gens, qui avaient joué le tour, témoins de la présence d'esprit du moine, viennent l'embrasser, et lui rendent sa plume, qui ne lui valut pas moins l'année suivante que celle-là les charbons.
Le savant prélat Bottari s'est expliqué, dans trois de ses leçons 136, à justifier cette Nouvelle. La véritable intention de l'auteur fut, dit-il, d'ouvrir les yeux de ses contemporains, qui n'étaient rien moins qu'éclairés sur les vraies et les fausses reliques, et qui s'y laissaient tromper tous les jours. Il réunit donc dans une de ses fables toutes les impostures de ce genre qui couraient le monde; et au lieu d'une simple exposition qui eût été sèche et ennuyeuse, il y donna la forme piquante que l'on voit dans ce récit, pour réveiller les esprits,
128
Cet ouvrage est encore inédit. Manni en avait parlé,
129
Voyez ci-dessus, p. 82, note I.
130
131
Surtout dans la violente invective de
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Entre autres dans les Contes de Maset, Journ. III, Nouv. I; du Frère Albert, Journ. IV, Nouv. II; du Moine de Saint-Brancas, Journ. III, Nouv. IV; d'Alibech et de l'Hermite,
133
134
135
136
Ce sont deux de ces trois leçons que Manni a publiées, et qui remplissent vingt grandes pages in-4. (433 à 453) de son livre.