La Débâcle. Emile Zola
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Puis, brusquement, comme on faisait halte, au bord de la route, le canon tonna, vers la droite. Les coups étaient si nets, si profonds, que le combat ne devait pas être à plus de deux lieues. Sur ces hommes las de se replier, énervés par l'attente, l'effet fut extraordinaire. Tous, debout, frémissaient, oubliant leur fatigue: pourquoi ne marchait-on pas? Ils voulaient se battre, se faire casser la tête, plutôt que de continuer à fuir ainsi à la débandade, sans savoir où, ni pourquoi.
Le général Bourgain-Desfeuilles venait précisément de monter, à droite, sur un mamelon, emmenant avec lui le colonel De Vineuil, afin de reconnaître le pays. On les voyait là-haut, entre deux petits bois, leurs lorgnettes braquées; et, tout de suite, ils dépêchèrent un aide de camp qui se trouvait avec eux, pour dire qu'on leur envoyât les francs-tireurs, s'ils étaient là encore. Quelques hommes, Jean, Maurice, d'autres, accompagnèrent ceux-ci, dans le cas où l'on aurait besoin d'une aide quelconque.
Dès que le général aperçut Sambuc, il cria:
– Quel fichu pays, avec ces côtes et ces bois continuels!.. Vous entendez, où est-ce, où se bat-on?
Sambuc, que Ducat et Cabasse ne lâchaient pas d'une semelle, écouta, examina un instant sans répondre le vaste horizon. Et Maurice, près de lui, regardait également, saisi de l'immense déroulement des vallons et des bois. On aurait dit une mer sans fin, aux vagues énormes et lentes. Les forêts tachaient de vert sombre les terres jaunes, tandis que les coteaux lointains, sous l'ardent soleil, se noyaient dans une vapeur rousse. Et, sans qu'on aperçût rien, pas même une petite fumée au fond du ciel clair, le canon tonnait toujours, tout un fracas d'orage éloigné et grandissant.
– Voici Sommauthe à droite, finit par dire Sambuc, en désignant un haut sommet, couronné de verdure. Yoncq est là, sur la gauche… C'est à Beaumont qu'on se bat, mon général.
– Oui, à Varniforêt ou à Beaumont, confirma Ducat.
Le général mâchait de sourdes paroles.
– Beaumont, Beaumont, on ne sait jamais dans ce sacré pays…
Puis, tout haut:
– Et à combien ce Beaumont est-il d'ici?
– À une dizaine de kilomètres, en allant prendre la route du
Chesne à Stenay, qui passe là-bas.
Le canon ne cessait pas, semblait avancer de l'ouest à l'est, dans un roulement ininterrompu de foudre. Et Sambuc ajouta:
– Bigre! Ca chauffe… Je m'y attendais, je vous avais prévenu ce matin, mon général: c'est sûrement les batteries que nous avons vues dans les bois de Dieulet. À cette heure, le 5e corps doit avoir sur les bras toute cette armée qui arrivait par Buzancy et par Beauclair.
Un silence se fit, pendant lequel la bataille, au loin, grondait plus haut. Et Maurice serrait les dents, pris d'une furieuse envie de crier. Pourquoi ne marchait-on pas au canon, tout de suite, sans tant de paroles? Jamais il n'avait éprouvé une excitation pareille. Chaque coup lui répondait dans la poitrine, le soulevait, le jetait au besoin immédiat d'être là-bas, d'en être, d'en finir. Est-ce qu'ils allaient encore longer cette bataille, la toucher du coude, sans brûler une cartouche? C'était une gageure, de les traîner ainsi depuis la déclaration de guerre, toujours fuyant! À Vouziers, ils n'avaient entendu que les coups de feu de l'arrière-garde. À Oches, l'ennemi venait seulement de les canonner un instant, de dos. Et ils fileraient, ils n'iraient pas cette fois soutenir les camarades, au pas de course! Maurice regarda Jean qui était, comme lui, très pâle, les yeux luisants de fièvre. Tous les coeurs sautaient dans les poitrines, à cet appel violent du canon.
Mais une nouvelle attente se fit, un état-major montait par l'étroit sentier du mamelon. C'était le général Douay, le visage anxieux, accourant. Et, lorsqu'il eut en personne interrogé les francs-tireurs, un cri de désespoir lui échappa. Même averti le matin, qu'aurait-il pu faire? La volonté du maréchal était formelle, il fallait traverser la Meuse avant le soir, à n'importe quel prix. Puis, maintenant, comment réunir les troupes échelonnées, en marche vers Raucourt, pour les porter rapidement sur Beaumont? N'arriverait-on pas sûrement trop tard? Déjà, le 5e corps devait battre en retraite, du côté de Mouzon; et, nettement, le canon l'indiquait, allait de plus en plus vers l'est, tel qu'un ouragan de grêle et de désastre, qui marche et s'éloigne. Le général Douay leva les deux bras au-dessus de l'immense horizon de vallées et de coteaux, de terres et de forêts, dans un geste de furieuse impuissance; et l'ordre fut donné de continuer la marche vers Raucourt.
Ah! cette marche au fond du défilé de Stonne, entre les hautes crêtes, tandis qu'à droite, derrière les bois, le canon continuait de tonner! À la tête du 106e, le colonel De Vineuil se tenait raidi sur son cheval, la face blême et droite, les paupières battantes, comme pour contenir des larmes. Muet, le capitaine Beaudoin mordait ses moustaches, tandis que le lieutenant Rochas, sourdement, mâchait des gros mots, des injures contre tous et contre lui-même. Et, même parmi les soldats qui n'avaient pas envie de se battre, parmi les moins braves, un besoin de hurler et de cogner montait, la colère de la continuelle défaite, la rage de s'en aller encore à pas lourds et vacillants, pendant que ces sacrés Prussiens égorgeaient là-bas des camarades.
Au pied de Stonne, dont le chemin en lacet descend parmi des monticules, la route s'était élargie, les troupes traversaient de vastes terres, coupées de petits bois. À chaque instant, depuis Oches, le 106e, qui se trouvait maintenant à l'arrière-garde, s'attendait à être attaqué; car l'ennemi suivait la colonne pas à pas, la surveillant, guettant sans doute la minute favorable pour la prendre en queue. De la cavalerie, profitant des moindres plis de terrain, tentait de gagner sur les flancs. On vit plusieurs escadrons de la garde Prussienne déboucher derrière un bois; mais ils s'arrêtèrent, devant la démonstration d'un régiment de hussards, qui s'avança, balayant la route. Et, grâce à ce répit, la retraite continuait à s'effectuer en assez bon ordre, on approchait de Raucourt, lorsqu'un spectacle vint redoubler les angoisses, en achevant de démoraliser les soldats. Tout d'un coup, par un chemin de traverse, on aperçut une cohue qui se précipitait, des officiers blessés, des soldats débandés et sans armes, des voitures du train galopant, les hommes et les bêtes fuyant, affolés sous un vent de désastre. C'étaient les débris d'une brigade de la première division, qui escortait le convoi, parti le matin vers Mouzon, par la Besace. Une erreur de route, une malchance effroyable venait de faire tomber cette brigade et une partie du convoi, à Varniforêt, près de Beaumont, en pleine déroute du 5e corps. Surpris, attaqués de flanc, succombant sous le nombre, ils avaient fui, et la panique les ramenait, ensanglantés, hagards, à demi fous, bouleversant leurs camarades de leur épouvante. Leurs récits semaient l'effroi, ils étaient comme apportés par le tonnerre grondant de ce canon que l'on entendait depuis midi, sans relâche.
Alors, en traversant Raucourt, ce fut l'anxiété, la bousculade éperdue. Devait-on tourner à droite, vers Autrecourt, pour aller passer la Meuse à Villers, ainsi que cela était décidé? Troublé, hésitant, le général Douay craignit d'y trouver le pont encombré, peut-être déjà au pouvoir des Prussiens. Et il préféra continuer tout droit, par le défilé d'Haraucourt, afin d'atteindre Remilly avant la nuit. Après Mouzon, Villers, et après Villers, Remilly: on remontait toujours, avec le galop des uhlans derrière soi. Il n'y avait plus que six kilomètres à franchir, mais il était déjà cinq heures, et quelle écrasante fatigue! Depuis l'aube, on était sur pied, on avait mis douze heures pour faire à peine trois lieues, piétinant, s'épuisant dans des attentes sans fin, au milieu des émotions et des craintes les plus vives.